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Le libre arbitre dans une pilule dorée

— Putain, ça schlingue aujourd’hui ! peste Manu, avachi sur le canapé, sortant à regret de sa torpeur.

— Oui je sais, soupire Iris, en fermant la fenêtre de leur appartement au 112e étage de leur gratte-ciel; juste sous le nez des vaporisateurs qui crachent leurs effluves en permanence.

— Ils ont recommencé la vaccination HIV, il y a eu un cas en Suède, les politiques sont dans tous leurs états ça ne correspond pas vraiment à leur vision 100 % immunité. Du coup, surdose pour tout le monde, au sens propre.

— Ils prévoient la modification finale du génome humain pour quand ? J’en peux plus de respirer toutes ces conneries. Super humains tu parles !

— Tu préfèrerais une injection dans le bras avec une aiguille, comme avant ?

— Au moins les gens avaient le choix, souffle Manu.

— Précisément. Et tu vois ou ça nous a menés. Vaccination permanente par voie respiratoire après de multiples pandémies incontrôlables et des millions de morts.

— Quelle plaie ! Manu se renfrogne et cache son nez sous son plaid.

Iris ignore l’irritabilité de son conjoint et surfe sur le web pour se distraire quand une annonce apparait sur l’écran :

— Tiens écoute, ça devrait te redonner le sourire : « Besoin d’ailleurs ? Venez expérimenter le weekend Clair de Terre, nouveau voyage en orbite autour de la lune. Vous en reviendrez transformé» ça te tente ?

— Ah ! Pourquoi pas, ça ne pourra pas nous faire de mal et nous éloignera de cette puanteur.

En trois clics, l’aventure est réservée pour le weekend suivant.

 

Le jour venu, l’accueil est chaleureux et l’organisateur leur remet des prospectus informatifs et leur fait signer un engagement de ne pas parler publiquement de l’expérience au retour «  pour ne pas priver les autres de la surprise », ce qui surprend un peu Iris et Manu, mais c’est trop tard pour faire demi-tour, la porte se referme déjà.

Ils rejoignent la dizaine d’autres couples qui les accompagnent.

Au fur et à mesure que la navette s’éloigne de l’atmosphère terrestre, les comportements des voyageurs se modifient. D’abord imperceptibles, les maux de tête, l’état de fatigue habituel laissent place à des conversations animées entre les voyageurs, des éclats de rire et des échanges de regards. Manu et Iris se sentent plus légers.

— Manu, je me sens bizarre. Comme si je me réveillais doucement d’un long sommeil.

— Oui moi aussi. Je me sens plein d’énergie, alerte.

— J’ai l’impression de te voir pour la première fois.

 

Iris observe Manu. Avec 98 % de compatibilité, ils avaient été assortis dès leur naissance par les autorités. Entre les vaccins par défaut et leur résultat, ils n’avaient jamais été malades une seule fois et menaient une vie fidèle aux attentes. Elle n’avait rien à lui reprocher, certaines avaient eu moins de chance; mais les 2 % manquants devaient contenir le désir sexuel, ou peut-être même l’amour ! Ces concepts qu’elle ne connait que par les livres interdits qu’elle se procure au marché noir. Des livres avec des pages de papier qui contiennent un monde de sensations oubliées.

 

Le weekend se poursuit et de multiples premières fois suivent, un sentiment de totale liberté et de laisser-aller envahit le vaisseau qui se transforme rapidement en orgie générale. Passé le réveil brutal, chacun goûte aux plaisirs de la nouveauté.

Manu et Iris passent une nuit de passion en apesanteur à se découvrir après seize années de vie commune imposée. Ce soir-là, ils se choisissent.

Sur le chemin du retour, l’organisateur prend la parole :

— Vous venez de vivre une expérience inédite. Tous les produits chimiques auxquels vous êtes soumis depuis toujours ne vous impactent plus. Vous ne subissez plus les effets dévastateurs d’années de poursuite de l’humain idéal. La pérennité de l’humanité ne dépend pas de ces mesures totalitaires. Nous nous battons pour que l’humain en redevienne un. Vous êtes libérés. Vos capteurs de vaccins sont éteints et vous pouvez choisir de les laisser ainsi. Pendant quelque temps votre sensibilité sera exacerbée, veuillez ne pas attirer l’attention sur vous au risque de troubler notre campagne de désintoxication. Profitez de votre nouvelle vie. Si toutefois vous souhaitez réactiver vos capteurs, il suffira d’absorber la pilule dorée que l’on vous distribuera à votre sortie. Cette expérience avait pour but de vous donner le choix. Vous comprenez les effets de la vaccination en continu.

 

De retour sur Terre, Iris et Manu restent sur leur nuage encore quelques semaines. Détenteurs d’un secret, d’une nouvelle vérité. Autour d’eux, les gens leur paraissent dociles, leurs yeux sont vides. Sauf pour une minorité qu’ils reconnaissent d’emblée. Une brillance dans les yeux, un pétillement qui contraste avec les regards éteints.

Iris et Manu sont maintenant compatibles à 100 %. Habités par de nouvelles sensations l’un pour l’autre ils se découvrent avec envie et passion.

Iris dévore les livres interdits et comprend ce que vivent les personnages.

Elle est heureuse. Un mot qu’elle n’a jamais entendu quelqu’un prononcer.

Ses rêveries sont interrompues par un bruit inconnu; Manu déboule dans le salon, livide, un liquide coulant de son nez.

— Chérie, je crois que je viens d’éternuer.

Alarmés, ils se tournent vers le placard où sont rangées les pilules dorées.

 

 

3 commentaires

  • Marie-Louise Nolte

    Bonjour Audrey, je viens faire un tour sur ton blog et lire ta dernière livraison, je pense (?). Ton histoire est drôle et m’a bien amusée. Tu as réussi à placer ta liste de mots dans un contexte qui est à la limite de la science-fiction et d’une réalité qui semble tout à fait plausible au regard de la situation que nous vivons actuellement… et des spéculations que nous entendons à propos de futures pandémies annoncées. Nous priver du sentiment amoureux par le truchement de formations de couples par compatibilité de Génome n’est évidemment pas très drôle du tout. Le tout technique et la science réduisent considérablement le hasard et les circonstances, l’aventure en quelque sorte qui fait le sel de la vie telle que nous la vivons encore. Ça fait réfléchir sur le monde que nous voulons demain. Nous éloigner de notre état de nature et “cultiver la morosité et la platitude d’une vie sans autre espoir que la sécurité “? Une question toute philosophique, en somme. Bravo et bonne année de créativité et d’amour. ( J’ai pris un mois de congé d’écriture car on vient de me changer de protocole de soins pour activer mes muscles amorphes, mais je devrais recommencer à écrire dans une quinzaine de jours environ). A très bientôt, donc. Porte-toi bien !

    • ARod

      Coucou Marie-Louise, merci pour ton retour sur cette histoire. Elle née suite à un brainstorming avec du Bourgogne car je séchais complètement sur la consigne ! Quand je vois comment l’ humain s’habitue à toutes les restrictions ces derniers mois, j’espère qu’on ne finira pas comme Iris et Manu même si ça se termine pas si mal pour eux. Enfin, suivant la décision qu’ils prendront. Hâte de te lire à nouveau très vite, prend bien soin de toi en attendant c’est le plus important.

  • Sabrina P.

    Coucou Audrey !

    Quel plaisir de te retrouver ici ! Pour cette consigne d’ailleurs ! Je m’en rappelle très bien et j’apprécie beaucoup ce que tu en as fait. On voit que le texte est influencé (légèrement 😉 ) par notre situation. Et tu poses, comme le dit Marie-Louise, des questions presque philosophiques. Bref, je suis ravie de te voir reprendre la plume et te souhaite de l’inspiration pour 2021. Belle soirée à toi, Sabrina.

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