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Ce qu’on ne voit pas

Elle enfonce le couteau lentement, ne rencontre aucune résistance, le retire et essuie de sa main la lame dégoulinante de liquide chaud. 

Puis, elle nettoie derrière elle et retourne à ses occupations quotidiennes, comme si de rien n’était. Elle enchaine les lessives, le récurage de la salle de bains et fait le tour des chambres pour récupérer le linge sale. 

La lassitude l’envahit. 

Elle s’effondre en sanglots sur le lit de son ainé, mais les draps puent la transpiration. Elle les enlève et les jette en boule au milieu de la pièce, puis, elle s’empare au hasard une des BD préférées de son fils et déchire les pages, une par une.  Elle quitte la pièce et emporte les restes de son délit, fourre les draps dans le panier à linge sale et les morceaux de papier dans la poubelle du garage. Personne n’ira rien chercher là, c’est elle qui s’occupe des ordures, bien sûr. Dans l’entrée, elle s’arrête sur la photo parfaite qui fait toujours glousser d’envie les amis de son mari quand ils viennent diner, enfin, venaient diner. Personne n’était venu depuis longtemps. Sur le cliché, la famille idéale : un mari aimant qui entoure de ses bras les épaules de sa femme, deux beaux enfants aux yeux rieurs, tout ça devant une maison accueillante. Tu parles ! Le cadre se brise sur le sol.

Son mari ne la touche plus depuis des mois, il fricote avec la voisine et ne s’en cache même pas. Ses enfants la considèrent comme une boniche à leur disposition et passent leur temps à l’accabler de reproches, et la maison est infestée de souris. Elle n’en peut plus. Un regard sur l’horloge, elle ravale une boule de je ne sais quoi qui brûle au fond de son ventre. Le temps est compté. Elle continue de rendre la maison propre et fraîche pour cacher son chagrin et refouler les voix dans sa tête, sans y parvenir : Tu ne vis que pour les autres. Tu es transparente, non, translucide, même ! Un fantôme dans ta propre maison. Comment en es-tu arrivé là ? Regarde-toi ! 

Elle se regarde, sans se reconnaitre. Les cheveux ébouriffés, les yeux hagards. Le miroir semble prendre un malin plaisir à lui renvoyer l’image d’une femme d’à peine 45 ans, qui en fait dix de plus. La peau flasque, et un mince filet de lèvres qui ne sourient plus depuis de longues années. 

L’horloge sonne, elle essuie son visage, se recoiffe, et efface ses sombres pensées, prête à accueillir pour le goûter sa progéniture qui rentre du lycée. 

Elle plonge à nouveau le couteau dans la masse molle. Cette fois la lame est sèche, le gâteau est cuit, leur préféré. 

Elle sort accueillir ses enfants sur le palier, le flacon de mort aux rats toujours caché dans la poche de son tablier. Elle n’en a versé qu’un petit peu.

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