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Péché mortel

Monsieur Isidore, Directeur des études de marchés de la société Beloeil, déboule dans la salle de réunion tout sourire. Il brandit deux dossiers qu’il distribue à ses employées Chloé et Gilda. 

– Un poste s’ouvre au sein du département marketing, s’exclame-t-il. Chloé, je sais combien vous voulez cette position et vous avez toutes vos chances.

Puis, s’adressant à sa collègue sans se soucier de l’effet de cette nouvelle:         

– Gilda, je compte sur vous pour la coacher. Le Directeur marketing attend une proposition d’innovation pour le segment des mascaras. Vous avez 48 heures. 

C’est le pompon! Gilda elle aussi souhaite évoluer, mais le boss lui avait fait comprendre que ce n’était pas son tour au dernier entretien de fin d’année. Tout de même, lui demander de faire sa priorité la promotion de sa collègue c’est un peu fort! Elle déglutit, et parvient à articuler d’une voix blanchâtre:

– Monsieur Isidore, excusez-moi, mais je n’ai pas beaucoup de temps pour aider Chloé à postuler. 

– Vos dossiers peuvent attendre, l’avenir de votre collègue au sein de l’entreprise est plus important. Je veux que vous lui apportiez votre soutien.

Le ton est sans appel.

Gilda manque de s’étouffer. Comment ose-t-il? Et mon avenir à moi? 

– Commencez à brainstormer, et revenez vers moi en début d’après-midi avec vos premières idées. C’est tout pour le moment, mettez-vous au travail, conclut Monsieur Isidore en quittant la pièce.

Pendant quelques instants, il règne un silence pesant.

– Je vais chercher un café, fulmine Gilda sans un regard pour Chloé. 

– Tu m’en prends un? 

C’est le coup de grâce. 

Chloé jubile, elle attendait une ouverture de poste depuis des mois et se met immédiatement au travail. Gilda revient avec les cafés, elle a ajouté un sucre de trop à celui de Chloé, et se rassoit de mauvaise grâce. Chloé, imperméable à l’humeur de sa collègue enchaîne : 

– Alors les mascaras. Les principaux axes sont les waterproof ou non, les noirs ou les colorés, bien que le choix soit limité; les volumateurs, les sculptants, hein. Tu vois autre chose? Tiens au fait, j’ai fait un gâteau ce weekend, j’ai ramené les restes, tu en veux un bout? 

– Non je ne vois pas. Et non merci j’ai pas faim. 

Gilda retient des larmes de colère.

Quel culot! Alors maintenant elle doit faire son travail à sa place? Mais de qui se moque-t-on? Si Chloé est si géniale, si parfaite comme semble le penser toute la société, elle devrait pouvoir se débrouiller toute seule non? Je ne suis pas sa baby-sitter, merde !

Tout en noyant sa frustration dans son café, elle observe Chloé. Celle-ci déballe un flipchart et commence à gribouiller des mots savants et des flèches qui partent dans tous les sens, tout en débitant des idées plus plates les unes que les autres. « Ah si elle pouvait s’étouffer avec son gâteau ou s’ébouillanter avec son café, double expresso avec un nuage de lait, gnagnagna, ça nous ferait des vacances! » 

Dès son arrivée dix-huit mois plus tôt, Gilda l’avait prise en grippe. Plus jeune, plus jolie, elle remportait tous les suffrages. Gilda, employée fidèle depuis vingt ans, avait été mise au rebut et on lui avait imposé la formation de cette pimbêche fraîchement sortie de l’école. Le boss ne jurait que par elle et ne tarissait pas d’éloges. Chloé ci Chloé ça. Pourtant, tout ce qu’elle savait, c’est Gilda qui lui avait appris et elle n’en tirait aucune reconnaissance. Chloé avait charmé la plupart de ses collègues; elle était l’amie de tous, participait aux pots de départ, aux évènements d’entreprise. Tout l’étage s’arrêtait bavarder à son bureau, l’invitait à boire un café. Quelle lèche-cul! Gilda quant à elle, malgré ses compétences indéniables, était devenue invisible. Même Monsieur Isidore ne la regardait plus comme avant. 

Chloé poursuit ses déblatérations et Gilda fait mine d’écouter. Elle endure cette voix haut perchée, sa façon de trainer sur les i et de rajouter des hein à la fin des phrases. Les inepties se succèdent et Gilda s’imagine se lever brusquement et encercler son cou frêle jusqu’à ce qu’elle se taise. Cela lui procure tant de joie qu’elle continue les scénarii pour se débarrasser de cette saucisse insupportable. 

Jusqu’à l’évidence.

Tout le monde prend l’ascenseur sauf Chloé, qui monte et descend les sept étages sans effort, plusieurs fois par jour.

Elle a la dangereuse habitude de dévaler les marches avec ses talons sans faire attention. Un jour, il lui arriverait une bricole. A l’heure du déjeuner, Chloé met fin à son monologue pour se rendre à la cantine au rez-de-chaussée. L’occasion est trop belle. Il est temps pour Gilda de reprendre sa place volée. Pour se donner du courage, elle avale un morceau de gâteau au chocolat apporté par sa rivale et la suit sans se faire voir. Elle lui a enfin trouvé un défaut: son gâteau a un goût vraiment bizarre. « Encore une recette végan sans beurre sans farine sans rien, si ça se trouve il n’y a pas de chocolat! » 

Chloé est à quelques mètres devant elle, les écouteurs vissés sur les oreilles, elle chantonne. Ses talons claquent, résonnant dans toute la cage d’escalier. « Je vais te la faire fermer ta grande bouche ». Eportée dans son élan, Gilda dévale les marches aussi vite que sa rivale pour la rattraper.  Elle la touche presque, prête à la pousser. Quand elle s’arrête net.  Sa gorge se serre, elle ne peut plus respirer. Elle tente d’appeler à l’aide, en vain. Avant de s’écrouler, elle repense au t-shirt I love peanuts que Chloé avait porté quelques semaines tôt et qui lui moulait la poitrine. Cette crétine aimait tellement les cacahuètes qu’elle avait dû en mettre dans son foutu gâteau.

Gilda était allergique aux cacahuètes. 

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