Explorations

Fragments de liberté

F1 — Un pas après l’autre je m’éloigne de mon appartement que je n’ai pas quitté depuis dix jours. Je me sens agressée par tout ce qui m’entoure malgré le calme du quartier qui d’ordinaire pullule de touristes. Le soleil de novembre m’aveugle, la chaleur exceptionnelle me fait ôter mon manteau. Les rares marchands qui ont encore le droit de vendre leurs produits sur AlbertCuyp Markt interpellent les passants. Je poursuis ma route au rythme des cling des sonnettes de vélos, du crissement des trams sur les voies. Mes pieds balaient les feuilles mortes de toutes les couleurs. J’en ramasse quelques-unes pour les dessiner. Ça me fait penser que je suis en retard dans mes cours de dessin. Et soudainement je me sens stressée. Je ne suis pas en retard que pour le dessin, mais aussi l’écriture et le boulot. Je chasse ces pensées et respire un grand coup. Une brise légère s’infiltre sous mon pull et chatouille ma peau. Je transpire à marcher, mon corps a perdu l’habitude. Ces quelques pas m’ont essoufflée. Les façades des restaurants tristement vides brandissent de grosses pancartes « Take Away » comme un appel au secours pour ne pas couler. Les enfants jouent et crient dans le parc. Un bateau navigue sur le canal. Amsterdam rayonne surtout sous un ciel bleu. La ville vit au ralenti en ces temps de Covid. Je me sens libre et heureuse d’être dehors même avec un masque sur la figure.

F2 — La ferme de ma grand-mère, les vacances d’été, plusieurs générations. Il règne une constante agitation. La journée commence par les claquements des volets que la tante ouvre sans tendresse, puis se poursuit par la musique des cuillères qui s’entrechoquent dans les bols de céréales et les chaises qui raclent le sol. La cafetière gronde, les effluves du nectar emplissent la cuisine. Les tartines sont englouties en urgence dans un bruit de succion. Puis tout le monde disparait et vaque à ces occupations : ramassage des œufs pour les uns, travaux de la ferme pour d’autres. Cette même agitation se répète à l’heure du déjeuner puis du gouter. L’odeur de mes oncles change au fil des heures; aux effluves de transpiration s’ajoutent celles de fumier, de la terre, des vaches, de foin frais. Les tracteurs vont et viennent dans la cour en un ballet incessant. Avec les cousins, nous partons pour de longues balades à vélo tout l’après-midi. Une insouciance totale parce qu’ici c’est la campagne et la moitié du village est de la famille. Le sentiment de surpuissance, il ne peut rien nous arriver. Pas de contrôle parental, les oncles apprécient de nous emmener dans leur quotidien. Nous apprenons tout un tas de choses avec eux. Nous sommes tout crotté et finissons par sentir la transpiration et la vache nous aussi.

F3 — Privée de sortie sans voir personne, privée de gout et d’odorat par un rhume soupçonné qui se transforme en Covid et me prive de liberté. À part les bruits domestiques, il règne un silence de plomb. Pas de fiston, pas de chéri. Une sortie poubelle en dix jours et une surdose d’écran. Les deux fragments sont très contrastés : dans le premier la redécouverte d’une banale balade dans le quartier avec les restrictions qui s’imposent dues au covid. Donc pas complètement libre en soi et en proie au stress de tâches inachevées. Les odeurs sont absentes à cause du « rhume » et du masque. Tous les autres sens sont en ébullition. L’impact de cette quarantaine me surprend. Dix jours c’est long.

Dans le deuxième, c’est l’insouciance et une liberté totale, le bonheur d’être en famille et de partager. Les bruits et les odeurs sont majoritaires.

Le seul point commun des deux est l’insouciance des enfants même s’ils le sont moins que nous il y a trente ans.

Et du coup j’extrapole. Et je pense à ce que veut dire le mot liberté. Dix jours d’isolement dans un appartement confortable ne sont en aucun cas comparables à une cellule bien sûr. Mais il y a un impact. Que ressent un prisonnier à sa sortie ? Ou celui qui ne sortira plus jamais ? Comment survit-il à une privation si longue de gestes basiques; peu importe les faits ou la raison ? Est-ce qu’il se réfugie dans ses souvenirs — encore faut-il qu’il soient heureux — pour se procurer une échappatoire et ne pas devenir fou ? Si le prisonnier avait su ce qu’il perdait, serait-il passé à l’acte ? Ou bien au contraire, la prison prend-elle parfois le visage de la liberté ?

F4 — Valérie franchit le portail du pénitencier où elle vient d’achever vingt ans de réclusion criminelle. Elle avait toujours pensé qu’elle passerait l’arme à gauche dans sa cellule, mais la voilà dehors chancelante, aveuglée par le soleil. Autour d’elle la vie. Elle emplit ses poumons d’air frais et savoure quelques pas au hasard de la rue, au hasard des sons qui l’entourent et la ramènent peu à peu à des bruits familiers qu’elle n’entendait plus que dans sa tête. Elle s’évadait chaque soir en fermant les yeux et retrouvait sa chère maison de campagne où elle passait ses étés et où elle avait été la plus heureuse malgré les coups qui pleuvaient. Elle puisait dans ses souvenirs et revoyait les enfants grandir, épanouis en pleine nature. Les bruits des moteurs des tracteurs lui emplissaient les oreilles et elle sentait les odeurs de fumier et de vaches des fermes alentours que le vent portait. C’est dans cette maison qu’elle avait tiré le coup mortel sur son mari le soir de trop. À défaut de lui mettre du plomb dans la cervelle, elle l’avait plombé tout court. Elle avait des circonstances atténuantes, elle avait subi tant d’horreurs. Mais son manque de regrets n’avait pas attiré la sympathie du jury et elle avait été condamnée lourdement. La pression sur la gâchette l’avait libérée d’un mal bien plus menaçant que les quatre murs de sa cellule. Enfermée, elle était libre et surtout vivante. Se retrouver là dehors était un bonus dont elle comptait bien savourer chaque instant.

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