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Une habitude pas si anodine

Tous les soirs à son retour du travail, Hélène allume une cigarette sur son balcon. Dotée d’une mémoire photographique, elle a pris l’habitude de garder en tête la dernière image des activités de ses voisins, puis de reprendre le lendemain là où elle en était, comme un feuilleton de télé-réalité. En face du sien, un autre immeuble de quatre étages de trois appartements chacun. Les troisième et quatrième étages, plus accessibles, lui proposent de croustillantes surprises à chaque coucher de soleil. Son rituel est bien huilé: elle passe le pas de sa porte, pose son sac sur le meuble de l’entrée puis se rend sur le balcon sans enlever ni son manteau ni ses chaussures. Là, elle s’assoit sur le mobilier de jardin vert-rouillé ou l’attend le cendrier souvent plein. Elle avait fait installer exprès une toile de balcon qui occulte ses faits et gestes mais pas ceux de ses voisins. Tout en consumant lentement sa première cigarette, elle guette quel appartement va lui offrir le meilleur cliché. Elle n’a jamais rencontré aucun de ses voisins mais elle les connait tous très bien.

La famille de quatre enfants du troisième gauche par exemple. Elle avait vu deux des enfants naître et grandir. Le premier avait été un choc. La mère était plongée dans une piscine au milieu de son salon et comme la fenêtre était ouverte, le quartier avait profité de ses cris pendant plusieurs heures mais seule Hélène avait vu la tête de l’enfant sortir de son corps martyrisé et la famille se réunir autour d’elle. Elle avait pleuré avec eux. Un instant marquant qui l’avait mené au plus proche de la maternité.

Elle suit aussi les déboires et la descente aux enfers du drogué du 4ème droit, sans intervenir. Même pas la fois où une bagarre à coups de couteaux s’était déclenchée. Elle avait regardé et attendu le dénouement sanglant en dévorant un paquet de chips. Elle ne fréquente plus le cinéma depuis longtemps ni ne possède de télévision; cette habitude palpitante suffit à la divertir. Certains des épisodes se déroulant sous ses yeux à heure de grande écoute ne seraient d’ailleurs pas approprié pour être diffusés.  

Depuis quelques temps, l’appartement en face du sien est devenu son point d’observation principal. Un charmant homme d’une trentaine d’années y vit et se trimballe de pièces en pièces souvent en courte serviette nouée négligemment autour de sa taille. Quand elle se couche, Hélène puise dans sa tête les meilleures images de ce bel homme pour constituer son propre calendrier qu’elle feuillète en pensées et voit ses mains explorer ce torse velu et ferme. Juillet est son mois préféré: lui à moitié nu et bronzé, ébouriffant ses cheveux bruns, une tasse de café dans l’autre main regardant par la fenêtre dans sa direction. Elle en passe des nuits agitées à se passer et repasser le fil des mois. Si seulement elle avait le courage de lui parler. Personne ne partage sa vie, elle en est certaine. Pas une visite depuis qu’il s’est installé là, et les fois où elle l’a suivi ont confirmé ses attentes pour son plus grand plaisir.

Elle se souvient du jour ou il a emménagé. Elle avait guetté avidement qui pourrait bien remplacer la locataire précédente, une vieille femme avec ses deux chats qui passait le plus clair de son temps à lire dans son fauteuil. Hélène avait fini par signaler à la police l’inactivité encore plus inhabituelle de la vieille dame quand elle s’était rendu compte au bout de cinq jours que seuls ses chats variaient de position. La vieille s’était endormie pour de bon dans son fauteuil, un livre sur ses genoux.

Alors, quand la porte du balcon s’était rouverte et que Mister Perfect avait débarqué dans sa vie, les papillons dans son ventre s’étaient agités et n’avaient pas cessés depuis. Depuis, elle imagine les conversations sulfureuses qui alimenteraient leurs soirées, les caresses et leurs émois passionnés. Il l’aimerait d’un amour inconditionnel, la couvrirait de baisers et de cadeaux. Elle serait son unique raison de vivre et lui la sienne. Tout leur temps serait consacré l’un à l’autre. Elle le désire tant.

Ce soir, l’objet de ses pensées la gâte. En pleine séance de gym, il transpire et souffle d’efforts, elle ne peut ôter son regard de ses muscles saillants. « Mais qu’il est beau. Il sait que je le regarde, il s’entraîne pour moi, pour me plaire ».

Un bruit soudain l’arrache à ses chimères. Il lui faut quelques instant pour identifier qu’il s’agit de la sonnerie de son appartement. Elle quitte son homme de mauvaise grâce tout en imprimant le mois de Septembre dans son esprit et déverrouille la porte. Elle tressaille devant les deux policiers qui lui font face.

– Bonsoir Mademoiselle, nous venons vous informer que nous avons arrêté votre voisin du 2ème droit en face. Il prenait des photos de vous et des autres habitants; son appartement est rempli de photos. Visiblement, ce psychopathe s’adonne à cette passion depuis des années. Vous avez de la chance, sur les vôtres, on ne distingue que de la fumée de cigarette. Vous semblez d’ailleurs passer beaucoup de temps sur votre balcon, auriez-vous des informations sur cet homme?

Un commentaire

  • Roy Marie-Josée

    J’aime beaucoup cette histoire de”voyeurisme et de mémoire feuilleton”. La chute est surprenante et m’a surprise, je m’attendais à voir le mister perfeTu sais ménager le suspens, c’est certain.ct..

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