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Un petit pas pour l’homme, un grand pas pour Inès

Dans la salle, les participants sont assis en cercle sur des chaises inconfortables. Ils sont éblouis par des néons dont un sur deux fait un bruit de moustiques volant trop près de la lumière. Mais qu’importe. Chaque semaine, ils se retrouvent pour partager leurs progrès ou leurs échecs.

Le modérateur ouvre la séance :

— Bonsoir à tous et bienvenue. Ce soir, c’est au tour d’Inès de raconter son histoire. Mais d’abord je vous invite à féliciter Roland, qui fête son quatrième acte de bravoure cette année. Il a poursuivi les agresseurs d’une personne âgée puis l’a réconfortée. Bravo Roland. »

Le groupe répète en cœur et les applaudissements se mêlent aux wahou approbateurs.

Inès est pétrifiée. Ses mains deviennent moites à l’évocation de cet acte de courage admirable.

– Bien. À présent Inès, nous vous écoutons si vous le voulez bien.

Incitée par les sourires de ses compagnons, elle bredouille :

— Bonsoir, je m’appelle Inès, j’ai 42 ans, mère de trois enfants et… je suis lâche, souffle-t-elle, rouge de honte.

— Bonsoir, Inès, répondent les autres à l’unisson.

Elle baisse les yeux et cache ses mains sous ses genoux pour les empêcher de trembler.

— Continuez Inès vous êtes entre amis ici. 

— Je me suis inscrite aux Poltrons Anonymes pour surmonter mes peurs. Un épisode me hante depuis toujours. J’avais neuf ou dix ans, et je retrouvais chaque jour d’été mes amies Julia et Aline. Nous habitions le même quartier et nous trainions, livrées à nous-mêmes. L’unique contrainte était notre présence aux repas. Les portables n’existaient pas encore, nos montres Flik Flak suffisaient. Un souterrain nous menait au centre commercial où nous achetions des bonbons, sans aucun problème. Sauf ce jour-là.

Sa voix se brise au souvenir des événements :

— Nous n’étions pas seules. Un garçon plus âgé que nous était là, adossé au mur. L’archétype du voyou : cigarette au bec, jeans troués et pull à capuche. Ignorantes du danger, nous poursuivions notre traversée quand soudain, il se dressa devant nous, barrant la sortie. Et là, il se mit à hurler sur Julia sans raison; la menaçant de toute sa hauteur : «Qu’est-ce t’as à me regarder p’tite conne… », «J’vais te frapper salope… » entre autres insultes. Julia subissait, les yeux écarquillés. Aline était tétanisée. Moi, je me tenais en retrait et là… Je me suis mise à rire. À rire. Sans pouvoir me contrôler. Ma copine se faisait agresser et moi j’étais prise d’un fou rire qui incitait le connard à déferler sa haine de plus belle! De longues minutes se sont écoulées jusqu’à l’arrivée de passants. Le gars stoppa net et s’enfuit. Aline se précipita auprès de Julia; la pauvre était dans un tel état. Au regard de mes amies, je cessais de rire. J’entends encore Aline, en colère : «  Mais ça va pas bien? Qu’est ce qui t’a pris de rigoler comme ça, t’es folle ma parole! »

J’étais incapable de m’expliquer. Je rentrais chez moi, sans mes amies, perdues à jamais. Honteuse, je ne parlais à personne de cette histoire. Je ne comprenais pas et ressassais la scène, cherchant des réponses : «  pourquoi t’es pas allée chercher de l’aide? Pourquoi t’as pas tenu tête au mec? Mais surtout Bon Dieu! Pourquoi ce rire? »

Elle lève ses yeux vers le modérateur.

— Merci pour ce partage Inès, c’est très courageux. C’est déstabilisant n’est-ce pas de ne pas maîtriser ses réactions dans de telles situations?

– Oui et j’ai compris bien plus tard que ce rire n’était qu’un réflexe nerveux. Malgré tout depuis, j’ai la trouille tout le temps et je suis incapable de m’interposer quand je suis témoin d’agression ou même d’un conflit moins important. Chaque fois cette scène ressurgit, je me paralyse et détourne le regard. J’ai participé à un stage d’autodéfense pendant mes études et regardez, dit-elle en dégageant son poignet gauche, je me suis fait tatouer Force et Courage pour me sentir plus brave. Mais sans succès. Mes enfants grandissent et je suis un piètre modèle, je ne veux pas qu’ils me ressemblent.

— Bravo Inès, vous venez de faire un grand pas et votre volonté de progresser est louable. Nous sommes là pour vous aider.

Des mois plus tard, grâce aux exercices et au soutien du groupe, Inès reprend confiance et compte quelques exploits à son actif : intervention lors d’une dispute d’ados, tenir tête à un collègue un peu trop agressif…

Un soir, en rentrant d’une réunion des Poltrons Anonymes, elle serre fièrement dans sa main le Jeton de Bravoure, reçu pour s’être interposé lors d’une querelle entre deux femmes au supermarché. Malgré la virulence de l’une d’elles, elle était parvenue à surmonter sa peur. Son euphorie est de courte durée. Dans le bus qui la ramène chez elle, des cris éclatent, deux vauriens s’en prennent à une jeune femme pour lui soutirer son sac. L’angoisse s’empare d’elle instantanément, le cauchemar recommence.

Inès jette un œil à la victime qui s’accroche avec force à son bien, elle ressemble étrangement à Julia et a le même regard terrifié que son amie trente ans plus tôt. Les passagers, écouteurs vissés aux oreilles ou le nez dans leurs livres restent sourds et aveugles à son sort. Les gars se font plus menaçants. Sans crier gare, Inès se redresse d’un bon et leur fonce dessus en les regardant droit dans les yeux et elle éclate de rire. Un rire proche de la folie. Surpris et apeurés par cette hystérique, ils lâchent prise et détalent au prochain arrêt. Inès, hébétée par sa réaction incontrôlée se laisse tomber à côté de la jeune femme, toutes les émotions affluent. Le mantra des Poltrons Anonymes chante dans sa tête « Un pas en avant, deux en arrière, brave ou dégonflé le tout c’est de persévérer!», le jeton qu’elle serre toujours dans sa main, le tatouage sur son poignet, ce jour d’été. Ses efforts ont fini par payer. Dans les regards étonnés des passagers, elle croit voir de l’admiration.

— Ça va aller maintenant, parvient-elle à articuler, surtout pour elle-même, en prenant la jeune femme en pleurs dans ses bras.

 

2 commentaires

  • Sabrina P.

    hello Audrey !

    Ca fait longtemps que je n’étais pas venue te voir, mais mon emploi du temps est très serré et je peine déjà à trouver du temps pour écrire, quelle année !!

    En tout cas, je suis ravie de lire ton texte des poltrons anonymes, une bonne idée qui fait sourire et qui amène du positif, on en a besoin en ce moment… Quelle consigne est-ce ? Comment avance ton écriture ?

    J’espère que tout va bien pour toi en tout cas, au plaisir,
    Sabrina.

    • ARod

      Hello Sabrina, il s’agissait de la consigne 2 de l’année de formation 1 (je suivais l’atelier l’année dernière). J’ ai repris à un rythme moins soutenu à raison d’une nouvelle par mois ce qui me dégage du temps pour répondre aux commentaires peaufiner mes nouvelles (même si il y a toujours matière à s’améliorer). Oui quelle année ! Et comme tu vois 2021 commence fort aussi puisque je ne te réponds que maintenant.. Tant mieux si mes poltrons t’ont fait sourire, on a bien besoin de ça ! Bonne continuation à toi !

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