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Un héros peut en cacher un autre

Hector, chevalier de son état, était né pour servir et protéger. Pourtant sa dague, Scarlette, n’avait pas gouté à la chair de l’ennemi depuis deux longues années. À la lueur des bougies des tables crasseuses de la Taverne du Pigeon Épais, il échafaudait des plans, ignorant les ivrognes braillards. Les murs étaient tapissés de peintures des prouesses de la fée Navi, responsable du calme qui rongeait Hector. Après des décennies de tourments meurtriers, la fée avait réussi à rassembler tous les peuples du Comté contre un seul et même ennemi, le dragon Bolla, à qui elle avait administré la potion de Sommeil Eternel. A tour de rôle, chacun des peuples gardait la caverne du dragon : une fois les nains, suivis des hommes, puis les elfes, etc. Cette saison, c’était le tour des trolls, des êtres benêts et puants. Hector se réjouissait : on pouvait aisément duper un troll. C’eut été les elfes, il aurait dû attendre dix lunes avant de mettre son plan en marche. Car Hector, lassé de la paix qui régnait dans le Comté d’Argad avait décidé de troubler l’ordre établi et de déclencher une guerre.

Il tenta de rallier des compagnons à sa cause, mais en vain :

— Tu es fou ! entendait-il. On s’est trop battu, on ne veut plus de conflits. Trouve-toi un autre métier si tu n’es pas content. 

Seul un nain solitaire répondit à l’appel. Un nain manchot à l’haleine fétide, consumé par un désir de vengeance et qui travaillait comme palefrenier à la taverne.

Hector espérait mieux comme acolyte, mais il s’en accommoderait.

— Quel est ton nom, nain ! 

— Deubra l’ami.

— Tu te fiches de moi ?

— Nan l’ami ! C’est pas d’bol, mais on choisit pas son nom.

Les nains étaient connus pour parler sans arrêt, et celui-là n’avait pas eu de compagnie depuis des lustres. Hector essuya ses yeux tant l’odeur écœurante de sa bouche prenait aux tripes et lui demanda :

— Deubra, t’as une idée pour réveiller le dragon ? Il pourrait tâter de ma brave Scarlette ?

— N’y pense point ! La potion est puissante, tu l’aurais coupé en rondelle avant qu’il ne daigne ouvrir un œil !

— Diantre ! Mais que faire alors ?

— La sorcière Tara t’aidera; elle déteste la fée et ne peut plus faire ses tours depuis les restrictions de paix imposées. Elle habite à la cime du grand baobab.

— Mettons-nous en route sans attendre. 

Au bout de quelques jours, l’aversion d’Hector pour le nain atteignit le cran supérieur. Il s’était fait à l’odeur, mais ses blagues grotesques échauffaient le chevalier à bout de nerfs. Heureusement pour lui, Deubra connaissait les sentiers comme personne et ils gagnèrent un temps précieux. Sans cela, Hector aurait déjà réveillé Scarlette de son repos forcé. Deubra s’avérait aussi être un vrai cordon bleu et concoctait des petits plats incroyables avec les denrées glanées au grès des chemins. La tarte Baies et Herbes cuite au feu de bois était certainement son plat signature et il s’exécutait avec dextérité malgré son absence de bras gauche.

Grâce aux raccourcis de Deubra, ils parvinrent à l’antre de la Sorcière Tara. Ils la trouvèrent à califourchon sur son balai, affublée d’un tablier à fleurs et occupée à nettoyer ses vitres, creusées dans le tronc du baobab. Elle feignit un tour de magie pour retrouver sa superbe de sorcière méchante, mais le mal était fait. Elle caqueta :

— Que veux-tu sombre asticot avec ton nain difforme ?

— Que tu me donnes l’antidote pour réveiller le dragon, Sorcière !

— Hors de question, ersatz de Gobelin ! 

Hector expliqua l’affaire. Tara réfléchit. Elle ne souhaitait pas non plus que la paix dure trop longtemps, son business souffrait et elle ne vendait plus que quelques philtres d’amour. Elle accéda à sa demande non sans lui avoir fait promettre de ne pas souiller sa réputation de sorcière féroce.

Plus rien ne pouvait se mettre en travers du chemin d’Hector, et les derniers jours de marche se passèrent sans encombre. 

Ils surent qu’ils étaient proches du but à l’odeur. Les trolls se reniflaient à des kilomètres à la ronde. Même Deubra paraissait sortir d’un bain moussant à la citronnelle à côté du parfum très dissuasif de ces bêtes stupides. Cachés dans les fourrés, ils révisèrent la stratégie d’Hector une dernière fois : 

1. Éloigner les trolls gourmands de l’entrée de la grotte grâce à un plat de Deubra.

2. Entrer et réveiller le dragon.

3. Le dragon libéré sèmera la terreur.

4. Les trolls seront accusés de négligence.

5. La guerre reprendrait comme au bon vieux temps.

Deubra peina à allumer le feu; les effluves nauséabonds des trolls semblaient éteindre toute flamme ! Au prix de nombreux essais, le feu crépita et Deubra se mit à la cuisine. Puis ils attendirent. Enfin, le fumet du ragoût de lapin fut assez fort et les deux gardes quittèrent leur poste. Hector et Deubra pénétrèrent dans l’antre du dragon. Hector n’hésita pas, et enfonça l’antidote dans son œil tendre et se retira dans une alcôve qui l’avait repéré en entrant. Deubra n’eut pas le temps de réagir. Le dragon se réveilla instantanément et, affamé, croqua le pauvre nain d’un coup de mâchoire. 

Hector eu tout de même un pincement au cœur : il avait anticipé la faim du dragon et n’avait pas d’autre choix que de sacrifier son gredin de nain à qui il avait omis cette partie du plan. La tarte lui manquerait.

Le dragon s’agita dans tous les sens, se cognant la tête contre les parois. Hector, Scarlette en garde, évitait les coups de queue puissants du dragon en furie. Soudain, après un dernier râle, Bolla s’effondra sur le sol, raide mort. Hector n’en croyait pas ses yeux. Tous ses efforts et le sacrifice de Deubra pour rien ! 

Loin de troubler la paix, Hector fut acclamé et récompensé par la fée pour sa bravoure et son ingéniosité. Il venait de mettre un terme à l’ultime menace. L’autopsie sommaire du dragon par la sorcière Tara révéla une allergie aux nains. Humilié, Hector se promit de ne pas abandonner. En attendant, il devint chef à la taverne du Pigeon Epais où la tarte aux baies de Deubra fit un tabac dans tout le Comté.

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