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Relativité boulversée

L’homme, assis sur les marches froides d’un escalier de pierre est épuisé et peine à respirer. Les yeux clos, il tente de reprendre ses esprits mais il est foudroyé par douleur aiguë à la tête, comme si elle allait exploser. En proie à une incontrôlable terreur, son cœur batt à tout rompre et de grosses gouttes perlent sur son front. Depuis combien de temps est-il là ? Des heures ? Peut-être bien des jours. Impossible de savoir, ses repères se sont envolés.

L’expérimentation promettait un voyage virtuel dans une œuvre d’art. Alléchante opportunité encore rare malgré les progrès spectaculaires réalisés ces dernières années de 21ème siècle. S’il était naturel de se déplacer en quelques secondes à l’autre bout de la terre et de passer ses vacances en orbite moyennant quelques tests médicaux bénins; provoquer des voyages cérébraux sans danger était loin d’être optimal. Friand de nouvelles aventures, il avait accepté de participer avec enthousiasme et avait signé son formulaire numéro 17 d’une main sûre. Le protocole était simple : une petite pilule, un lit confortable au sein de l’institut médical et il avait été téléporté dans ce monde irréel. 

À son arrivée, l’absence de couleur l’avait d’abord dérouté. Nuances de gris et de noirs aux différentes textures, résultat de techniques artistiques maitrisées. Il caressait les murs pour en sentir les aspérités. Il fut ensuite surpris par le silence qui régnait. Seule une brise légère effleurait les feuilles anthracite de l’arbre imposant qu’il voyait depuis l’alcôve où il se trouvait. Excité d’en découvrir davantage, il emprunta un escalier sur sa gauche et remarqua un homme quelques marches plus haut, la main sur la rambarde. Grisâtre, chauve, sans oreilles et vêtu d’habits informes. 

« Ah, un peu de compagnie ! » se dit-il. En le suivant, son regard fut attiré par quelque chose d’inhabituel : un deuxième individu en tout point semblable était assis sur un banc, collé perpendiculairement au mur et en hauteur.

«  Ça commence fort ! Ça va là-haut, pas de vertige ? »  Il n’obtint pas de réponse.

A l’étage supérieur, il resta sans voix. L’univers dans lequel il se trouvait était un dédale d’escaliers à l’infini, aux destinations multiples, animé par le va-et-vient de ces étranges créatures silencieuses. Désireux de faire plus ample connaissance, il s’approcha de l’une d’entre elles et poussa un cri de surprise. Cet être était dépourvu de visage. À la place, une forme ovale, ponctuée de traits noirs était posée sur un buste. Fasciné par cette étrangeté, il ne discerna pas immédiatement que les perspectives étaient complètement distordues et l’image renversée. Il en eut le tournis. Cette expérience ne manquait pas de piquant c’était très réussi ! 

Toujours intrigué, malgré un malaise grandissant, il fit quelques pas et se retrouva soudainement dans le bon sens.

Il ne se l’expliquait pas. 

Deux ouvertures surplombaient un grand jardin parsemé d’arbustes où deux autres personnages marchaient bras dessus bras dessous. Il les observa un moment, profitant de la lumière émanant du parc mais ils disparurent. Il continua son exploration et s’arrêta net. Deux de ces êtres curieux qui ne semblaient pas se soucier de sa présence, empruntaient le même escalier, dans le même sens et pourtant l’un paraissait monter et l’autre descendre. 

Sa gorge se serra et il eut du mal à déglutir. Son regard allait de gauche à droite, de haut en bas, mais cela ne voulait plus rien dire. La tête lui tournait. Il dévala les marches et se retrouva devant l’alcôve de départ. Il emprunta alors la route inverse et croisa d’autres énigmatiques, sourds à ses tentatives d’approche. Ne sachant plus s’il montait ou s’il descendait, la réalité ayant de nouveau basculé, il se retrouva sur une terrasse extérieure où deux êtres partageaient un repas.

Partager un repas sans visage ni bouche ?

Saisi d’une peur irrationnelle il courut vers une sortie mais se retrouva devant l’arbre. Il parcourut le site en entier maintes fois, tenta d’ouvrir des portes closes, de sortir par celles ouvertes, en vain. Il était perdu dans les méandres gris, sursautant à chaque croisement de ces démons qui répétaient sans cesse les mêmes gestes, cloisonnés dans leur propre puits de gravité sans pouvoir en changer.

À bout de souffle, ivre de fatigue et de peur, prisonnier d’un cauchemar sans réveil, incapable de trouver une sortie, désorienté à chaque retournement d’image, la folie l’envahit. Dans un accès de rage, il se rua sur tout ce qu’il croisa, brisa un pot de fleurs posé près de la terrasse, bouscula ces fantômes qui ne pouvaient pas l’aider. 

Il avait été prévenu du risque et n’avait aucun moyen de mettre lui-même fin à ce délire. Il cessa sa course vaine et soudain il comprit. Il devenait l’une de ces créatures, il en avait compté seize.

***

 Des machines futuristes bipent à l’unisson en un vacarme assourdissant dans la salle médicale aux néons aveuglants. Une équipe d’une dizaine de médecins et de chercheurs, tout de blanc vêtus s’affairent. De brefs calculs et observations suffisent au responsable de l’expérience pour prononcer d’un ton déçu mais déterminé : « C’est foutu. Le cerveau est trop endommagé il ne reviendra pas. Débranchez-le Marie et donnez-moi le formulaire du prochain participant. On y était presque, on continue. » 

Dans le tableau, un dix-septième individu aux habits informes vient d’apparaître. Il est assis sur les marches froides, la tête entre ses mains. Il n’a pas de visage.

Voir M.C Escher — Relativité pour vous y perdre 

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