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Prémonition cauchemardesque

«  Où suis-je? Punaise, il fait froid! »

– Bonsoir. C’est gentil de me rendre visite.

Solange se retourne. Elle ouvre la bouche mais aucun son n’en sort. Devant elle, une femme étrangement familière, maigre, les cheveux mi longs en pagaille, est assise sur un petit lit au matelas fin et taché.

Sa voix calme et rêveuse poursuit:

-Ça fait longtemps que je ne t’avais pas vue.

– … 

-Presque 20 ans.

«  C’est impossible je ne comprends pas. »

Bouleversée, Solange la regarde couvrir ses épaules de son châle, effaçant la chair de poule de ses bras nus. Le tatouage sur l’avant-bras ne laisse pas de place au doute.

-Mais; que faisons-nous ici ? parvient à articuler Solange.

-C’est une longue histoire. Mais si tu n’es pas pressée je veux bien te la raconter.

Toujours troublée, Solange acquiesce.

D’un même geste, elles réajustent leurs cheveux bruns derrière les oreilles. Solange s’assoit à ses côtés, en tailleur également.

-Cet endroit me donne la chair de poule, depuis quand es-tu ici ?

-Cela va faire bientôt 10 ans.

-Mais comment t’es-tu retrouvée dans ce trou, tu n’as pas de famille?

-Si, je suis mariée et j’ai trois enfants. Abel et Tom, des jumeaux de 6 ans et une petite fille Ana, de 4 ans.

-Ça fait du monde! Ça ne doit pas être facile tous les jours.

-Non. Je n’arrête pas une minute. D’ailleurs je ne peux pas rester longtemps avec toi, je dois aller les retrouver. Mon mari a beaucoup de travail et il est souvent absent.

-Et toi tu avais un travail?

-J’ai arrêté à la naissance des jumeaux, j’étais serveuse dans un bar.

Solange se redresse d’un coup.

-Comment? Mais tu as toujours voulu être photographe ! Tu prenais des photos tout le temps, tu allais partir en Afrique voir les girafes.

-J’y suis allé. J’avais exactement ton âge. C’était fantastique. Des paysages à couper le souffle. Je suis devenue correspondante pour un magazine de voyage. Je rencontrais beaucoup de monde, mes photos marchaient bien.

-Formidable! Mais alors que s’est-il passé?

-Après quelques mois de découvertes de pays en pays j’ai rencontré Serge mon mari. On filait le parfait amour ; il m’accompagnait dans les safaris, on se retrouvait dans ses hôtels. Et puis, il a été envoyé aux Etats-Unis. Je l’ai suivi, pensant que cela allait être temporaire et que j’allais revenir en Afrique le plus vite possible. En attendant j’avais trouvé un petit boulot de photographe pour une bloggeuse culinaire. On était loin des animaux sauvages mais ça m’occupait. Puis, après seulement 6 mois, on a dû partir à nouveau.

Elle marque une pause, perdue dans ses pensées.

-Ça a l’air excitant ! l’encourage Solange.

-Au début oui. Je vivais un véritable conte de fée avec Serge. Son travail nous emmenait aux quatre coins du monde tous les 6 mois et je découvrais des tas de choses mais, fini la photographie ! Et très vite je suis tombée enceinte des jumeaux. Devenir maman si jeune au bout du monde, et Serge qui n’était jamais là. Ana est arrivée deux ans plus tard nous venions juste de revenir aux Etats-Unis. Serge à décider de voyager seul et me laisser au même endroit, pour que ce soit plus facile. Facile, tu parles, il partait des semaines, parfois des mois entiers, me laissant seule avec nos trois tornades.

-Parle-moi de tes enfants.

-Des anges adorables. Mais, je peux te le dire à toi. Aussi de vraies terreurs, ne me laissant pas un moment de répit, tout le temps à exiger plus de moi. Je ne dormais plus. Du matin au soir, du soir au matin, à leur service. Pas un moment pour moi, pas une possibilité de souffler. Un jour, Serge m’a appelé pour me dire qu’il serait de retour une semaine plus tard que la date prévue. Il l’a fait exprès, pour me torturer encore. Je ne pouvais pas je ne pouvais plus. Et cette voix, cette voix à toujours me dire que je faisais mal les choses, sans arrêt !

De la colère mêlée de souffrance roule sur ses joues. Solange retient sa respiration.

La femme reprend d’une voix saccadée :

-Je ne pouvais plus vivre comme ça. Un soir, j’ai préparé du poulet et de la purée, leur repas favori. J’ai rajouté du cyanure. Ils sont tombés comme des poupées de chiffons. Leur petit corps mou et chaud, la tête sur la table. Ce calme soudain ! Serge est arrivé au moment où j’allais finir leurs assiettes. J’avais tant besoin de paix. Je ne suis jamais revenue en Afrique. Je suis ici depuis, et j’attends.

Des clefs déverrouillent la porte de la cellule. Une gardienne se dresse devant elles.

«  Non, non pas maintenant, pas encore, j’ai tellement de choses à lui demander»  

-Madame Solange Levesque. Il est l’heure.

Le regard des deux femmes se croisent, ces mêmes yeux gris expressifs, ce même petit grain de beauté au coin de l’œil droit.

La prisonnière se lève. Elle est prête et entame sa lente progression dans le couloir de la mort, sereine. Il est temps pour elle de rejoindre ses enfants et de trouver enfin la paix.

***

La jeune Solange se réveille en sursaut, couverte de sueur. Elle pleure et suffoque tellement son cœur bat. Quel cauchemar ! En était-ce un ? Avertissement du futur ? Elle ne sait que penser. L’image d’elle-même dans cette cellule, dans ce couloir. Peu à peu elle reprend ses esprits, retrouve le calme de sa chambre. Sur sa table de chevet, son appareil photo Canon, son passeport et son billet d’avion pour l’Ethiopie.

Un commentaire

  • Sabrina P

    Bonjour Audrey !

    Quelle terrible lecture ! J’ai beaucoup apprécié ce dialogue et cette remise en question des rêves d’une jeune femme, quand on enfouit ses passions et qu’on les laisse de côté pour X raison… 10 ans, 20 ans plus tard, on se demande ce qu’on a fait de tout ce temps, quel gâchis.

    Heureusement, ton personnage se réveille d’un cauchemar, pour d’autres, cette histoire n’est pas loin de certaines réalités, qui poussent à la tragédie. Tu m’as bien embarquée. QUelle était la consigne ?

    Pour titiller, je trouve que l’avant-dernière phrase est très frappante, et forte, et termine très bien ton texte, mais comme elle se réveille ensuite, ça donne un sentiment d’avoir vraiment voulu tromper le lecteur. Je ne sais pas si c’est clair ?

    Au plaisir de te lire, Sabrina.

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