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Lire les légendes à vos enfants est d’utilité publique

C’est le soir de Noël 2020. Emmitouflée dans un manteau troué, des gants décousus coupés aux phalanges, une vieille femme pénètre dans le village de Duingt. Elle est pliée en deux et s’appuie sur un bâton pour avancer, accompagnée d’un chien lui-même en piteux état. Ses mouvements sont lents, et sa frêle silhouette prend des allures de fantôme sous les réverbères qui éclairent d’une lumière faible.

À bout de force, elle toque à la porte de plusieurs maisons, sans succès. L’histoire se répète. On ne lui donne ni nourriture ni abri pour la nuit. Les enfants qui jouent sur la place s’éloignent d’elle, repoussés par son aspect misérable et effrayés par son chien.

Un ado se détache du lot et observe son manège. Cette vieille lui rappelle la légende dont il a été bercé toute son enfance et dont l’ombre plane toujours en cette soirée si particulière. C’est pas possible !

Loïc suit la dame et son cabot de maison en maison jusqu’à la sortie du village. Il avait lu que la dernière fois, elle avait gravi le Semnoz, à plus de quinze kilomètres d’ici, avant d’abattre sa sentence. Alors si ses soupçons s’avéraient exacts, il valait mieux qu’il l’arrête tout de suite. Il tente sa chance :

— Eh la fée ! 

La dame fait volte-face.

— Que veux-tu, morveux ?

— Ah ! J’avais raison ! Vous êtes bien la Fée du Lac ? Il n’en croit pas ses yeux.

Démasquée, la vieille se transforme en magnifique femme aux longs cheveux et à la silhouette élancée, et son chien en une belle bête puissante au pelage soyeux.

Loïc est bouche bée. Il reprend ses esprits et apostrophe de nouveau la fée :

— Ne me dites pas que vous allez à nouveau engloutir le village quand même ?

— Ton village n’a rien appris malgré toutes ces années ! Les habitants sont aussi méchants et égoïstes et ils doivent être punis, comme vos voisins à l’époque.

— Mais vous êtes une acharnée ! gronde Loïc, oubliant ses manières. Vous ne pouvez pas laisser les gens tranquille non ? Vous avez pris le temps de leur demander aux gens au fond de l’eau ce qu’ils pensent de leur sort ? Vous leur avez donné une occasion de se repentir avant de les tsunamiser ?

Irritée par cet avorton planté là les bras croisés, les yeux cachés sous son bonnet, la fée hésite. À ses côtés, la bête montre les crocs.

Visiblement remonté, Loïc pouvait enfin exprimer toute l’injustice qu’il avait éprouvé à chaque lecture de la légende.

— Vous êtes une fée. Vous ne pouvez pas faire le bien ? Au lieu de vous réveiller une fois tous les cinq cents ans pour semer la terreur ?

— Tu as vu comme j’ai été traitée par les habitants ? À nouveau ! Tu cautionnes donc leur attitude détestable ?

— Non non ! Mais ils sont ce qu’ils sont après tout, pas parfaits. Mais qui l’est ? Vous peut-être ? Laissez-moi rire ! La dernière fois vous avez exterminé tout un village sous prétexte que personne ne vous a donné à manger. Alors que vous êtes une belle fée, vous vous baladez en chiffons et prétendez être ce que vous n’êtes pas et vous vous étonnez que personne ne vous ouvre la porte ! Mais venez un autre soir que celui de Noël aussi ! Les gens sont fatigués, ils ont passé une année de merde à cause de ce stupide virus et ils ont besoin de tranquillité. De profiter de leurs familles, pas de répondre à vos exigences égoïstes !

La Fée n’en revient pas. D’aussi loin qu’elle pouvait s’en souvenir on ne lui avait jamais parlé sur ce ton. Pourtant elle ne peut pas s’empêcher de trouver ce jeune garçon touchant. Il a du cran !

— Venez avec moi, vous allez voir, lui dit-il.

Ils font demi-tour et Loïc l’emmène vers certaines maisons du village. À travers les fenêtres, ils observent les festivités qui se préparent.

— Tenez, elle, c’est Christine Poutin. Elle travaille avec les demandeurs d’asile à Annecy. Elle en voit des vertes et des pas mûres toute la journée. Et ce soir, elle passe son 24 décembre avec les Resto du Cœur avec sa famille pour aider. Et elle fait ça depuis deux ans. 

Lui, c’est le maire. C’est un politique bourré de défauts comme dit mon père, mais il a accueilli des familles de Syriens au village. Bon, on n’était pas tous d’accord au départ et ça a fait beaucoup de bruit; mais leurs enfants sont maintenant à l’école avec nous et ils sont sympa !

Et lui là, il fait partie des éboueurs de la ville. C’est vrai qu’il est raciste et bougon et y’a aucune chance qu’il vous ouvre la porte de chez lui un soir de Noël ou aucun autre d’ailleurs. Mais il garde notre ville propre et il dit toujours bonjour.

La Fée en a assez vu. Le ventre vide, elle s’en retourne vers le Semnoz sans un mot. Loic, pensant l’avoir convaincue repart chez lui. A la sortie du village, la Fée s’arrête et, comme elle l’avait fait la première fois, elle en appelle aux eaux du lac. D’imposants nuages noircissent le ciel. Inquiets du brusque changement de temps, les gens interrompent leurs préparatifs et sortent de chez eux. 

Loïc court comme un fou au milieu des habitant en s’écriant :

— J’ai essayé de l’en empêcher, c’est la fée ! Ça recommence ! Sauvez-vous !

Les gens ne comprennent rien à son charabia.

Et puis soudain, la neige tombe sur Duingt. Et une couche épaisse de coton blanc engloutit bientôt le village tandis que les cris joyeux des enfants s’élèvent.

La fée est déjà loin. Elle hausse les épaules en souriant. Après tout, les hommes ne sont peut-être pas si mauvais.

Loïc, qui venait de sauver son village d’un destin funeste rentre chez lui tout raconter à ses parents.

— Mais qu’est-ce qui l’a ce gamin, il est déchainé ce soir ! Enfin Loïc, c’est une légende, alors tu cesses avec tes salades maintenant ! Quelle idée de suivre une vieille dame dans la rue ! Combien de fois on t’a défendu de parler aux inconnus ?

— Mais je vous jure que c’est vrai, c’était pareil, comme dans le livre ! 

— Arrête tes bêtises et va te laver les mains on passe à table.

Notre héros soupira. La fée avait raison : certaines personnes ne changeraient jamais.

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