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L’heure c’est l’heure

Ligne 432.

Du revers de sa manche, Élise essuie ses larmes mêlées de morve, renifle, et secoue sa main engourdie. Cela fait des heures qu’elle copie la même phrase sur ses feuilles doubles d’école et qu’elle rajoute à sa peine la numérotation de chaque ligne pour être sûre de ne pas en oublier une. Et surtout de ne pas en écrire une seule de plus. La cartouche du stylo plume est bientôt épuisée et au fur et à mesure, l’écriture est moins ronde, plus agitée. La punition est sévère, tout ça pour avoir manqué le début du repas de cinq minutes.

«C’est pas juste, pas juste! » Elle s’énerve sur sa chaise et soupire.

— Maman s’te plait allez je peux arrêter? C’est trop long!

— Ton père a dit mille lignes, tu es loin du compte.

— Mais j’ai mal aux doigts! En plus je dois apprendre la poésie Le Corbeau et le Renard pour demain j’aurais jamais fini.

La tête dans les mains, elle se met à pleurer et regarde avec horreur l’encre se noyer dans l’eau salée en un cercle illisible au milieu de la feuille.

— Maman tu peux appeler papa? Peut-être qu’il voudra bien que j’arrête si je lui promets de ne plus jamais être en retard.

Sa mère lutte pour ne pas sourire et répond avec le plus de sérieux possible :

— Ça avait si bien fonctionné la dernière fois! Tu connais ton père…

— Cette fois, demande, toi. Dis-lui que t’es pas d’accord avec toutes ces lignes. Allez aide-moi, s’il te plait?

— Non ma fille, je reste en dehors de ça. C’est entre ton père et toi.

Élise réfléchit un instant, tout en maudissant sa mère qui ne veut pas bouger le petit doigt pour l’aider. « Voyons, qu’est-ce qui marcherait sur Papa? »

Peut-être pourra-t-elle l’attendrir ou au moins obtenir de réduire son châtiment? Elle se ronge les ongles en composant le numéro du bureau de son père qui décroche au bout de trois sonneries.

— Hey, Papa, ça va?

— Qu’est-ce que tu veux? Tu as fini tes lignes?

— J’en ai fait presque la moitié, je peux arrêter maintenant j’ai bien compris la leçon et ne serait plus en retard c’est promis. S’il te plait. Susurre Élise de la voix la plus mielleuse possible.

— C’est bien si tu as compris. Mais tu vas les finir et tu en feras cinquante de plus pour la peine. Qu’elles soient prêtes à mon retour ce soir. Et il raccroche.

Une claque n’aurait pas eu plus d’effet.

Vexée, Élise se rue dans sa chambre et va mouiller son oreiller fétiche pendant dix bonnes minutes en ruminant sur son sort.

— Élise, plus vite tu t’y remets plus vite tu auras fini et tu pourras faire tes devoirs et jouer, allez du nerf!

«Gnagnagna » 

Agacée, elle tape dans ses jouets puis se résigne.

Raclant sa chaise en soupirant, elle se rassit et gratte le papier. À chaque fois c’est pareil. Elle pense aux milliers d’autres lignes qu’elle a dû écrire avant celles-ci « Je ne dois pas emporter mon nouveau stylo plume à l’école » : cinq cents lignes. « Je ne dois plus mentir à mes parents sous peine de graves conséquences» : mille lignes. « Les paquets de gâteaux c’est pour le goûter, par pour des fringales dans ma chambre » : cinq cents. Son père avait le chic pour trouver des phrases à rallonge. Ce fut sa première expérience d’écriture, entre les lignes et le recopiage de livres. Mais son père avait remarqué qu’elle y prenait un certain plaisir et comme ce n’était pas le but il avait vite cessé. Ces pages inondées d’encre bleue, gondolées de larmes, immédiatement jetées à la poubelle après vérification semi-amusée du patriarche et un dernier sermon, auraient du la vacciner d’écrire. Ces lignes insipides sont une punition interdite à l’école depuis 1890!

Enfin, sa plume se fait plus légère, ce sont les vingt-deux dernières, une page encore! Rien du tout comparé au chemin de croix qu’elle vient de traverser. Cette fois elle pleure de soulagement.

À son retour du travail, le père trouve sa fille endormie sur le canapé, le paquet de feuilles en ordre l’attend sur la table de la salle à manger. À la dernière page, il découvre une série de lignes différentes de ce qu’il avait demandé :

La petite Élise sur la table avachie,

Tenait en ses doigts un stylo.

Sa maman, par son désespoir amusée,

Lui tint à peu près ce language :

Et courage ma fille chérie,

Tu as bientôt fini! Tu vas pouvoir souffler!

Sans mentir, si à ton père tu avais obéis

Tu serais dehors en train de jouer,

Plutôt que de stupidités noircir, ces pages à l’infini.

À ces mots, Élise s’effondra en larmes

Et pour montrer sa grande peine

Elle ouvrit grand sa bouche et poussa un grand cri.

Sa maman la releva et lui dit :

Sache que tout enfant

Se construit en apprenant.

Cette leçon vaut bien dix lignes de plus, qu’en penses-tu?

Élise malheureuse et confuse,

Jura, mais un peu tard qu’elle ne désobéirait plus.

P-S Hey Papa, ça rime pas, mais j’avais plus la force.

Un commentaire

  • Nadiege FORT

    Ah ! le temps des lignes, quel mauvais souvenir !
    Elle a beaucoup d’humour cette petite Elise. Le poème est bien réussi.
    Merci pour ce beau moment de lecture.
    Nadiège

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