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Le choix de la chenille

«S’il existe une réalité qui dépasse le rêve, c’est ceci : vivre ».

Cette citation de Victor Hugo, dominant la couverture de mon agenda, était comme un appel. Étudiante boursière, j’habitais une petite chambre de neuf mètres carrés, la 112B. La même que mon oncle avait occupée trente ans plus tôt, et dans laquelle rien n’avait changé. Spartiate avec un lit une place, un lavabo et un bureau, je l’avais agrémentée de quelques ustensiles de base. Tout le confort à portée d’une tension du bras et d’une torsion du corps. À faire sauter mes champignons dans leur poêle depuis mon lit. À éteindre le four avec mes orteils tout en me lavant les dents. Après deux ans de ce régime, je n’aspirais qu’à quitter cette atmosphère suffocante. Depuis ma fenêtre, avec vue sur les autres cages à poules de la cité U, je rêvais à des horizons plus exotiques.

Erasmus fit irruption dans ma vie, et sans trop y croire, je remplissais les papiers d’inscription, les raturais et les recommençais. Choisissant les destinations les plus ensoleillées dans mon top 3, je compilais ensuite la liste infinie de documents à réunir, en vérifiant que rien ne manquait. « Sinon le dossier est annulé d’entrée » m’avait répété la responsable des admissions. Une fois complété, mon dossier rejoignait la pile de centaines d’autres. Devant ces maigres chances, et déjà persuadée d’un échec, Erasmus fut relégué dans un coin de ma tête. Lorsque mon professeur d’anglais me convoqua dans son bureau:

— Les attributions ont eu lieu. Je suis navré, mais vos premiers choix ne sont plus disponibles.

Le temps que je comprenne de quoi il retournait et devant ma mine déconfite, mon professeur s’empressa d’ajouter :

— Mais il reste une place pour Cardiff. Êtes-vous intéressée

J’étais abasourdie, et sans réfléchir bredouillais un « oui » à peine audible. J’ignorais où se trouvait Cardiff. De mémoire, j’avais sélectionné Cadiz, mais Cardiff, c’était pareil non? Un coup d’œil sur la carte de l’Europe refroidit mes hypothèses. Mais qu’importe : je touchais du doigt un but que je n’étais même pas sûre de vouloir atteindre. Mon professeur précisa encore :

— Par contre, mademoiselle, si votre moyenne d’anglais ne s’améliore pas au deuxième semestre, vous perdrez votre place.

En flottant vers ma petite chambre, encore sous le choc de la nouvelle, j’étais soudain déchirée à l’idée de partir, mais aussi à l’idée de ne pas pouvoir partir.

Pendant les mois qui suivirent, mes notes ne remontaient que faiblement et tout ce que j’allais laisser derrière moi me sautait aux yeux. Ma famille, mon petit-ami, mes amis. Tous me demandaient d’un air inquiet « Tu veux vraiment y aller, tu n’es pas bien ici? » Je ne savais que répondre. Quitter mon cocon pour plonger dans l’inconnu et recommencer me décourageait. Et m’excitait. Certains candidats choisissaient d’abandonner : « Ma grand-mère est malade je veux être là pour elle », « Pourquoi partir? J’ai toute ma vie ici ». Tiraillée par les doutes, noyée entre les incitations d’un côté et le chantage affectif de l’autre, j’oscillais entre ira, ira pas, et tentais de faire taire le sentiment de culpabilité grandissant. Partir signifiait rejeter ma vie actuelle en quête d’une meilleure. Quel égoïsme et quel affront pour les êtres aimés. Pourtant, un bout de moi était déjà ailleurs et la citation de Victor Hugo prenait tout son sens un peu plus chaque jour.

Indécise, je fis la découverte d’Alexandra David Néel lors de recherches à la bibliothèque. Cette exploratrice, première femme européenne à avoir franchi les frontières de Lhassa dans les années 20, devint une source d’inspiration et de force. La lecture de ses exploits, les défis qu’elle eut à affronter sans jamais renoncer me passionnaient. Au fil des pages, le tilt se produisit, et la balance pencha.

Travaillant d’arrache-pied, j’obtins le Graal nécessaire. Les préparatifs furent succincts, les adieux déchirants; et un jour de septembre à l’aéroport de Genève, faisant rouler la petite valise qui contenait des morceaux de ma vie que je voulais emporter avec moi, je lançais un dernier regard à ma famille. Malgré mes yeux rougis, j’avançais d’un pas décidé vers le contrôle de sécurité, mon passeport tout neuf en main. J’avais pris ma première décision d’adulte et mon aventure commençait. C’était à moi de jouer maintenant.

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