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L’arme du crime était une Santiag

La chaussure marron, ressemelée récemment, est tachée de sang et une touffe de poil blanc sale est collée au talon. Elle git sur la table dans un sachet plastique étiqueté de la date du jour et de la note suivante: «  Affaire Pichon contre Kiki » .

Dans la salle d’interrogatoire, deux policiers aux joues rouges, sueur aux aisselles interrogent un homme d’une soixantaine d’années, une chaussette au pied gauche.

-Monsieur Pierre Pichon, reprenons encore une fois voulez-vous?

-J’peux vous dire quoi d’plus patron?

-Recommencez depuis le début.

-Ben j’veux bien mais j’ai déjà tout dit! 

Face au silence des policiers le nez dans leur café, Pierre soupire, hausse les épaules, se gratte la moustache taillée à l’anglaise puis reprend:

-J’faisais ma marche quotidienne dans la forêt de Fossard. 5km tous les jours à 5h du mat’ depuis 25 ans! R’gardez-moi le bonhomme »  dit-il en bombant le torse. 

Les deux policiers ne semblent pas impressionnés par la carrure de Pierre et continuent:

-Vous marchez tous les jours en Santiags? 

-Un peu m’sieur! J’ai acheté ces bottes en 1976 lors de not’ voyage de noces au Kansas avec ma Lulu. D’vrais chaussons; j’les quitte jamais.

-Admettons.

-Donc j’longe la petite route qui mène à la foret et là j’entends du bruit, ça court vers moi. Ca arrive desfois, des p’tits animaux comme ça mais là ça vient droit sur moi dans un boucan d’enfer.

-Et là, à cet instant précis, vous prenez-le temps d’ôter l’une de vos bottes?

-Ben ouais, j’savais pas à quoi m’attendre patron j’ai eu les j’tons.

-Monsieur Pichon, il s’agissait de Kiki, le chien de madame Véra votre voisine. Vous ne l’avez pas reconnu?

-Ah ben non, ben non, pas r‘connu! Dans l’noir comme ça là j’ai pas vu qu’c’était Kiki!

-Est-ce que le chien était menaçant?

-Une vrai bête enragée j’vous dit! Il a foncé droit sur moi en aboyant pour m’dévorer. R’gardez mon bras!

Le plus jeune policier réajuste ses lunettes pour observer les trous laissés dans la chair et l’émathome qui virait déjà au vert.

-Monsieur Pichon, Kiki a reçu sept coups de bottes, il est actuellement entre la vie et la mort chez le vétérinaire. Votre réaction n’était-elle pas un peu exagérée?

-M’enfin r’gardez encore mon bras, il voulait pas m’lâcher! Si j’m’étais pas défendu dieu sait ce que c’maudit clébard m’aurait mangé d’autre!

– Kiki est un bichon frisé. Son appétit est limité.

-Bah moi j’ai cru qu’c’était un loup qui m’fonçait dessus. 

Il se renfrogne et croise les bras.

Les deux policiers se grattent la tête et baillent l’un après l’autre. L’horloge indique 8h12.

Celui que Pierre Pichon appelle Patron a la chemise hors du pantalon et une tache de dentifrice sur son menton. Le plus jeune a les cheveux en bataille et la mine fatiguée.

Ils se regardent l’air de ne pas savoir par quel bout prendre cette sale affaire.

-Madame Véra veut porter plainte vous savez. Vous risquez quelques mois au trou pour agression sur animal sans défense. 

-Hein! Mais pas question ça va pas non? J’ai les peintres qui r’font la salle de bain chez moi faut qu’j’y sois! Puis hé, z’avez vérifié les vaccins du chien là si ca s’trouve il m’a r’filé la rage! C’est moi qui vais porter plainte! 

-Avez-vous d’autres éléments qui pourraient plaider en votre faveur? Je ne sais pas moi, un coup de folie, ou alors vous vous êtes endormi un moment et avez eu peur en entendant des bruits. Peut-être avez-vous bu un canon avant de partir en promenade pour vous donner du courage, il faisait frisquet ce matin.

-Enfin patron voyons! Jamais d’canon avant 9h du mat’ ! Sinon, privé de dessert! qu’elle disait ma Lulu. Une fois j’ai pas écouté ben la Lulu elle m’a sifflé ma part de tarte aux pommes là comme ca. L’était pas commode vous savez.

-Revenons au sujet voulez-vous! 

-Ecoutez ch’sais pas quoi vous dire moi. J’ai eu peur j’ai vu ma vie défiler devant mes yeux, j’ai pas envie de la r’joindre de suite ma Lulu hein alors j’ai tapé un peu fort p’têtre. Chuis désolé, j’l’aime bien Kiki moi mais y voulait pas lâcher mon bras.

Un homme fait irruption dans la salle et lance: 

-C’est bon! Le clébard, il va survivre, le vétérinaire à confirmé. Il va surement marcher moins droit mais ca va aller. La vieille a dit qu’elle porterait pas plainte, elle veut oublier et mettre tout ca derrière elle, elle emmène son chien au vert le temps qu’il se remette.

Les deux policiers poussent en même temps un soupir de soulagement et s’empressent d’apposer le tampon «  Affaire classée »  sur le dossier. 

– Monsieur Pichon, sortez d’ici s’il vous plaît et que l’on ne vous revoit pas avant longtemps!

-Pour sûr Patron, mais dites, j’peux récupérer ma Santiag? Y’a un trou dans ma chaussette!

Le policier lui rend et Pierre remet sa chaussure sans se soucier de l’état. Les deux policiers le regardent s’éloigner, les poils de Kiki s’échappant au grès du vent. Pierre entre dans le bar du coin, il est 8h59.

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