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Les albums sont nombreux, exposés par ordre chronologique sur la table de la cuisine. La toile cirée blanche avec des petites fleurs bleues, crisse à chaque manipulation des ouvrages. Cette cuisine vieillotte sent bon le café et le soleil abonde dans la grande pièce où toute la famille est réunie pour le déjeuner dominical. Ils sont tous là : les grands-parents, leurs deux garçons et leur femme, et leurs 6 petits-enfants qui courent dans tous les sens, semant le trouble et la joie par intermittence. Après les copieuses migas partagées au grès des conversations enjouées et bienveillantes, ils décident de se replonger dans leurs souvenirs et de se raconter les histoires du passé. Les petits-enfants se précipitent autour de la table, les yeux étincelants d’impatience et désireux de connaître davantage l’enfance de leurs pères. L’ainé des garçons saisit un des albums, tourne quelques pages bien conservées, annotées précisément de la date et du lieu et d’un petit commentaire pour résumer les clichés. 

« Maman, c’est bien nous là ? » 

Sa mère acquiesce. La photo a été prise à Alger en 1955 et il devait avoir 9 ou 10 mois. On devine la fraîcheur de ce début d’automne, elle porte un imperméable noir, bien fermé sur son cou frêle. Elle est belle, élancée, bien coiffée, ses cheveux foncés ondulent, elle a des boucles à ses oreilles et un sourire radieux sur son visage. Son petit est à ses côtés, dans une de ces poussettes qui feraient scandale de nos jours, bout de ferraille branlant, à peine confortable. Il la regarde et lui agrippe la jupe, semble l’appeler, bien emmitouflé dans son petit ensemble en laine. Le bonheur en noir et blanc. C’est le grand-père qui a immortalisé ce moment de quiétude et de joie lors d’une ballade en famille au bord de la mer. Son cœur s’était gonflé d’amour à la vue de sa femme et de son enfant. La grand-mère, toujours parée de son beau sourire, se souvient : « Il y avait beaucoup de vent ce jour-là et la mer était si bleue, si belle. » L’ainé continue de parcourir les pages. Le grand-père semblait avoir voulu s’assurer que ce moment particulier reste ancré, car de nombreuses variantes perdurent au fil des pages. La mère et son fils se regardent en souriant. Plus de 60 ans ont passé depuis cette photo, mais leur complicité n’a pas faibli.

Le dimanche s’écoule comme il avait commencé; dans la joie et la bonne humeur, paisible image d’une famille idéale, et ils recommenceront dimanche prochain. 

  J’aurais tellement souhaité que cette histoire soit vraie. Mais la vérité est tout autre.

 L’insouciance apparente de cette photo est aux antipodes des tourments qui les bouleversent et les bouleverseront dans quelques années, et dont ils ne se doutaient pas encore. La guerre faisait rage depuis longtemps déjà. L’ainé a vu le jour sous les éclats des bombes, les fusillades. Ces bruits terrifiants qu’il a toujours entendus au plus profond des entrailles de sa mère. Son enfance troublée par cette guerre qu’il ne comprenait pas. Les visages apeurés des siens et les gens qui disparaissaient sans plus jamais revenir. Une peur ambiante, des menaces constantes. À l’aube de ses sept ans, en 1962, ils allaient devoir quitter leur pays, chassés comme des malpropres, à bord d’un des nombreux bateaux bondés qui ramenèrent des milliers d’autres comme eux en métropole. Un retour difficile, accueilli comme ils avaient été chassés, dans la douleur. Une intégration inexistante, une bataille quotidienne pour se sentir légitime. Et après quelques années de cette vie bancale et meurtrie, sa maman allait mourir. Laissant derrière elle, un enfant sans repère, battu par la nouvelle femme de son père remarié bien trop vite pour noyer son chagrin. Cette sorcière qui brula toutes les photos de sa mère défunte, sauf celle-ci, miraculée. Un orphelin solitaire ayant grandi trop vite, avec un père qui ne lui dira jamais je t’aime, un frère né en France, trop petit pour se souvenir de leur mère. Personne avec qui partager ses nombreuses peines pour un si jeune enfant. Il avait à peine 13 ans. Un enfant qui deviendra père à son tour, dur et amer et qui refusa longtemps de parler de son passé. Un gâchis, des blessures encore à vifs des décennies plus tard. Le déjeuner hebdomadaire n’a jamais eu lieu, la famille soudée n’est qu’une chimère. Personne ne se voit jamais. A la place, tout n’est que lourds secrets, des non-dits par centaines, une histoire morcelée racontée par bribes. Un puzzle impossible à rassembler, privant ses propres enfants de leur histoire. Ils n’ont jamais connu cette grand-mère, elle n’est qu’un beau visage estompé sur cet unique cliché. L’histoire familiale est un monceau de tragédies réduites en mille morceaux collés grossièrement sur une toile en un gros tas informe. 

La photo est encadrée et posée dans la vitrine du meuble de salon. Mon fils de bientôt sept ans me surprend en pleine contemplation et me demande de qui il s’agit. J’hésite; je ne sais laquelle des versions lui raconter. La version édulcorée ou celle trouée qui amène plus de questions ? Un bref regard à mon père et mon cœur se serre à la pensée de tout ce qui l’a vécu si jeune quand je vois le regard pétillant de mon fils et cette lueur espiègle qui chez lui s’est éteinte bien trop vite.

2 commentaires

  • CARRULLA

    Bonjour Audrey
    Les 2 histoires sont intriquées dans la grande histoire! Et elles peuvent avoir laissé les souvenirs racontés avec beaucoup de justesse. J’ai connu la même tragédie de l’exil mais dans une famille unie qui a traversé tous les événements sans gros problème (attentats, enlèvement disparition) . Je me reconnais dans ton récit et j’exprime tout cela d’une autre façon dans mon autobiographie romancée
    Bonne journée

    • Audrey Rodriguez

      Bonjour William,
      Merci pour ton commentaire ! Effectivement je crois que nous avons des choses en commun même si tu les as vécues directement et moi je les vis, essaie de les comprendre à travers les yeux de mon père et à travers ton expérience que je lis avec beaucoup d’émotion. Ce texte est en grande partie romancé même si le fond est vrai.
      A très bientôt !
      Audrey

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