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Il faut se dépêcher, il faut se dépêcher

Joëlle rentre chez elle, allume toutes les pièces de la maison et met la musique à fond. Elle augmente le chauffage qui affiche pourtant vingt-deux degrés. Foutues vieilles pierres, pense-t-elle. Elle appelle Nina qui ne répond pas et s’écroule sur le canapé. Si elle s’écoutait, elle pourrait fermer les yeux et dormir là jusqu’au lendemain. Les nuits sont de plus en plus difficiles : Nina est agitée et la réveille au moins deux ou trois fois depuis le déménagement, il y a trois mois.

Elle consulte son téléphone et découvre une dizaine d’appels en absence d’un numéro inconnu. Encore du démarchage, ils n’arrêteront donc jamais ! Dans sa boite mail, le courriel qu’elle attendait : 

Bonjour Joëlle, ma tendinite ne me permet pas de vous envoyer un rapport écrit, vous trouverez en pièce jointe un fichier audio. J’ai essayé de vous joindre, appelez-moi dès que vous avez fini d’écouter. Adèle.

Intriguée par le ton urgent de l’email, Joëlle coupe la musique, s’enfonce un peu plus dans les coussins moelleux du canapé et ouvre le fichier. La voix mélodieuse de la médiatrice, contactée quelques jours plus tôt brise le silence.

Bonjour Joëlle. Comme convenu, j’ai effectué la communication avec Nina ce jour. Je vous retranscris l’entretien presque mot pour mot :

— Bonjour Nina, je ne te dérange pas ?

— Qui es-tu ? C’est toujours la voix d’Adèle, mais avec un timbre enfantin.

— Je suis ici à la demande de ta maitresse. Elle se fait du souci pour toi. Comment vas-tu ?

— Je suis concentrée. J’ai des choses à faire.

— Je ne t’embêterai pas longtemps.

— Je prends mon rôle très au sérieux. Je suis déterminée, aux aguets.

— Te plais-tu ici ?

— Oui. C’est une bonne maitresse. Elle me laisse libre. Je suis à ma place. Je suis utile au foyer, même si j’agis dans l’ombre.

— Ta maitresse m’a demandé de communiquer avec toi car elle s’inquiète. Elle dit que tu la réveilles la nuit. Que tu fais tomber des objets. Que tu urines dans certains endroits de la maison et que tu disparais plusieurs jours d’affilés. 

— Les objets, c’est pas moi qui les fais tomber. Je dois marquer les frontières. Les excursions sont bénéfiques pour recharger mes batteries.

— Nina, quel est ton rôle ici ?

— J’anticipe et je contrôle les passages. Je suis une indicatrice. J’ai un rôle de surveillance.

— Un rôle au niveau énergétique ou subtil ?

— Les deux. Les proies et les clandestins. Je vois l’invisible. Je distingue les différentes dimensions.

Joëlle hausse les sourcils. Mais qu’est-ce que c’est que ce ramassis de conneries ! C’est pour ça qu’elle a déboursé soixante-dix euros ! Pourtant, elle se sent mal à l’aise d’un coup et se redresse.

La voix d’Adèle poursuit, monotone ou enfantine, ponctuée de silences entre les questions et les réponses :

— J’essaie de les repousser. Je décide qui reste et qui part, je nettoie. C’est de plus en plus difficile.

— De qui parles-tu Nina ?

— Des entités. Des âmes errantes. Il y’en a beaucoup.

Les cheveux de Joëlle se dressent sur sa tête. Son cœur se met à battre plus vite.

— C’est pour cela que tu urines parfois ?

— Oui. Je marque les zones qui le nécessitent. Il y a des zones de laissez-passer et des zones de non-droit. Je délimite notre espace de vie. Je le défends. Il y a une abondance d’êtres ici.

Joëlle déglutit. Elle n’est pas sûre de vouloir poursuivre, mais elle est incapable de bouger. Les mains moites elle met en pause quelques instants et souffle fort plusieurs fois. Inspire, expire. C’est ridicule ! Mais le silence soudain devenu menaçant la rattrape et vite elle appuie sur le bouton play, la main tremblante de peur et de froid.

— Il y a trop d’âmes Nina ?

— Il y a des êtres de passage et une famille, à l’étage, et ils sont envahissants.

Une famille ? Une famille ? Il y a une famille chez moi ?! Joëlle se sent défaillir.

— Tu fais un travail de nettoyage ?

— Je les dégage, mais ils reviennent en masse. Ils veulent être écoutés et ont des demandes.

— Je peux t’aider à les faire partir ?

— Non, pas toi. Ils sont masqués. La maison doit être nettoyée et vite. Il faut mettre des géométries de forme, des formes sacrées. Il faut faire passer les réfractaires et prendre le temps de les écouter. Ils connaissent l’histoire des lieux et certains veulent se venger. Il y a trop de douleurs. La famille veut savoir pourquoi elle a été massacrée.

— Massacrée ? 

— Oui. C’était il y a longtemps et ils sont en colère. Ils disent que c’est leur maison.

— Que veux-tu que je dise à ta maitresse ?

— Il faut nettoyer sinon ils ne partiront pas. Mais il faut se dépêcher, il y en a trop. J’essaie de la protéger, mais ils veulent se venger. Il faut se dépêcher.

Un silence et la voix d’Adèle reprend, d’un ton grave.

Joëlle, l’entretien avec Nina s’achève ici. Après ça, la communication a été brusquement coupée. Appelez-moi au plus vite s’il vous plait. Je ne connais pas votre ouverture d’esprit quant à tout ça, mais je vous en supplie, ne restez pas chez vous.

Joëlle n’ose plus faire un geste, pétrifiée. Elle éclate en sanglots et tente de se raisonner. Tout ça, c’est des conneries bien sûr ! Pourtant son instinct lui crie qu’elle n’est plus chez elle et qu’elle n’est pas seule. La voix enfantine dans sa tête répète : Il faut se dépêcher, il faut se dépêcher. La main sur son cœur elle cherche à calmer sa respiration quand un bruit l’interrompt. Dans la pièce d’à côté, elle entend sa chatte Nina miauler avec force et un vase se briser. Nina débarque dans le salon et miaule plus fort encore en fixant Joëlle qui hurle. Une voix d’enfant retentit, menaçante : Pars ! Maintenant !

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