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Destin tout tracé

José est affalé sur le bar, sa grosse main de brute épaisse tente d’extraire cette fichue pièce de monnaie incrustée dans la table. Dans ces moments-là, il ressemble à son père : le regard vide, haineux, le visage rouge après le troisième verre. Non pas de rhum bon marché comme son père, mais de whisky, sec et tourbé. Le tableau de la Joconde sur le mur, pièce d’art improbable pour ce bar miteux semble se moquer de lui et il hésite à lui coller une balle dans la tête pour la faire cesser de sourire. Il renonce, et vide son verre d’un trait. Les murs tapissés de fleurs, de tableaux sans valeur et de faux chandeliers aux bougies électriques jurent avec les guirlandes flashy de Noël en toute saison et les faux cristaux bling-bling qui pendent du lustre.

Pénélope. Les échos de ses rires résonnent encore dans ces murs sans âge. Ses dents se serrent, sa main étrangle le verre à nouveau plein.

Il était fou amoureux d’elle. Sa rencontre dans l’église qu’il fréquentait depuis son jeune âge le bouleversa. C’était nouveau pour lui, les femmes n’ayant jamais été qu’une source de soulagement de temps à autre. Le José qu’il était là contrastait en tout point avec le José qui sévissait dans les rues de Santiago. C’était un homme craint et d’une froideur à geler un cactus. Mais ici, auprès de sa mère Javiera et du Padre Juan il se sentait en paix. Sans un mot, Pénélope réussit à casser la coquille de ce gros dur.

Pénélope. Sa faiblesse. Celle qu’il croyait être son âme sœur l’avait trahie.

La dernière fois qu’il ressentit une telle douleur, il avait six ans. Pablo, son père lui avait demandé de s’approcher de lui dans cette cuisine sombre d’où émanait une odeur de potage. Toute marque d’affection même faible était rare. Au fur et à mesure, les odeurs de légumes devinrent des effluves d’alcool. Il n’était plus qu’à quelques pas quand un regard fou traversa les yeux de Pablo. Il ne put esquiver la marmite brulante dont le contenu se déversa sur son bras. Une douleur indescriptible le cloua au sol et il se tordit dans tous les sens. Les chairs à vifs, il chercha le regard de son père qui avait déjà repris son verre de rhum, indifférent aux hurlements de son fils. La douleur physique s’ajoutant à celle de son cœur brisé était telle qu’il s’évanouit. A son retour, Javiera trouva son petit garçon abimé, gisant au milieu de morceaux de légumes, son mari endormi dans le fauteuil, une bouteille à la main.

José Alejandro Muñoz vit le jour dans un petit village du Chili, Casablanca à même pas 2h de Santiago. Javiera endura son boulot de serveuse au restaurant local jusqu’aux déclenchements des contractions. Elle avait vingt ans mais en paraissait quarante. Sa grossesse fut difficile et son mari Pablo ne la soutenait que pour la relever et lui assener quelques coups. A sa naissance, José pesait 4.8 kilos et Javiera perdit beaucoup de sang. Le cri puissant qu’il poussa à son arrivée au monde n’eut d’écho que les voix des docteurs qui s’acharnaient à maintenir Javiera en vie. Il fut pris en charge par les nonnes du village qui n’avaient de sentiment que pour leur Bon Dieu et il ne connut les bras de sa mère que quinze jours plus tard. Quinze jours trop tard. Ancrant déjà dans ces quelques kilos de vie, une faille indélébile. Pablo n’était pas venu une seule fois leur rendre visite. José grandit entre les beuglements paternels et les pleurs de sa mère. Sa mère travaillait maintenant pour le couvent et elle y emmenait souvent José. Il détestait ces femmes sèches, cloîtrées dans leur couvent austère.

Lorsqu’il fut en âge d’aller à l’école, un monde nouveau s’ouvrit à lui. Il pouvait jouer et rire avec d’autres enfants. Une bouffe d’oxygène contre son infortune dont il était de plus en plus conscient. A son retour de l’hôpital, le bras déformé par les brulures provoqua les moqueries de l’enfance cruelle. Houspillé sans cesse, exclu des parties de jeu, l’école était devenue à son tour un lieu hostile. Insensible à la douleur, il apprit à se servir de son bras comme d’une arme de défense. Il cassa plusieurs nez et fut renvoyé. Commencèrent des années d’errance, seul chez lui ou chez les nonnes avec sa mère. Son père avait été mis au trou et était hors course depuis « l’Épisode ». Il connaissait la bible sur le bout des doigts, jouait à l’enfant de cœur le dimanche pour équilibrer les crimes mineurs qu’il commettait avec une bande de voyous qui l’avait d’abord moqué puis l’avait respecté après quelques coups bien placés. Sa vie ne fut qu’une sombre descente aux enfers jusqu’à sa rencontre avec Pénélope.

Le verre se brise, éveillant un instant l’attention des habitués accoudés au bar. Ignorant les murmures et le sang qui dégouline de son bras gauche suite à un éclat qui ricocha, il n’a plus qu’un but en tête. Pénélope doit mourir.

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