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Cupidon 51

Cupidon avait un coup dans le nez quand il décocha sa flèche dans le petit village de La Forge dans les Vosges. Il visa deux profanes de l’amour à l’heure du pastis, 10h45, un matin de printemps. Pierre Pichon, attablé au comptoir du café Les amis d’Henri, en était à son troisième. Il racontait des histoires au patron qui l’écoutait d’une oreille tout en servant les habitués et en nettoyant les verres. La porte du bar s’ouvrit :

— Henri ! Faut vraiment que tu l’huiles cette porte, elle fait un bruit de tôle ! râla une voix féminine et rauque. Pierre se retourna sur cette voix et en perdit son souffle. Quelle beauté !

— Ah Lucie ! Tu prendras bien un p’tit canon ?

Lucie posa sa sacoche, sortit le courrier pour Henri et s’assit à côté de Pierre.

— Sers-moi un pastis, mais léger, j’ai pas fini ma tournée.

— Tu remplaces Marie cette semaine ?

— Cette semaine et jusqu’à nouvel ordre. Elle s’est cassé la jambe.

Pierre resta muet tout en regardant cette apparition angélique : une grande blonde aux cheveux courts, vêtue de l’uniforme de postière qui ne flattait pas ses charmes, casquette vissée sur la tête, rouge à lèvres flashy qui débordait un peu et des boucles d’oreilles fantaisie.

— Bon.. B’jour Mam’selle osa-t-il en se raclant la gorge. 

— Tiens un nouveau ! Vous z’êtes pas d’ici vous ?

— J’me suis installé y’a quelques s’maines. J’habitais Clermont avant. Ma tante, la vieille Amélie est morte et m’a laissé sa maison. Celle en haut d’la côte du village. Paix à son âme. J’m’appelle Pichon, Pierre Pichon. 

Étonné par son propre flot de paroles, il noya sa gêne dans son verre, et se lissa la moustache de ses mains moites.

— Ah ! c’est vous Pichon ? Ben tiens, voici votre courrier. Ça m’évitera de grimper la côte. Allez, à demain Henri. 

Elle vida son verre, le reposa sans douceur sur le zinc, salua Pierre de la casquette et disparut. 

Encore sous le choc, Pierre bredouilla :

— Henri, c’est qui c’te d’moiselle ?

— Lucie Maréchal. Fille du pays mais elle vit à la ville, on la voit pas souvent. 

— Elle va v’nir tous les jours ?

— Possible si elle a du courrier pour moi. T’as le coup de foudre joli cœur ?

— T’emballes pas Henri, et r’ssers moi un canon !

En sortant du bar, Pierre ne marchait pas droit, troublé par l’image de Lucie qui selon lui était la plus belle femme qu’il ait jamais vue. 

Solitaire, la drague n’avait jamais été son fort. Mais Lucie lui avait réveillé des choses, comme les muscles qu’on redécouvre après un certain temps sans sport.

Le lendemain, comme à son habitude il arriva chez Henri à 7h30 après sa ballade très matinale.

Il avait peigné ses cheveux et mit sa plus belle chemise. Henri le charriait encore quand à 10h45 pétantes, Lucie débarqua comme la veille.

— Ah tiens le nouveau est là ! Dit-elle avec un sourire.

— Mam’selle Lucie.

— Alors le coin vous plait ? J’ai entendu dire que vous marchez dans la forêt de Fossard tous les matins.

— Ouais, ça change d’Clermont.  

Lucie s’assit à ses côtés et lui frôla le bras sans le vouloir.

— Moi aussi j’aime beaucoup la forêt. Je reviens souvent par ici pour chasser à l’automne.

Un silence s’ensuivit, les yeux bleus de l’un et les marrons de l’autre firent connaissance un bref instant. 

Au fond du bar, Cupidon se réjouissait de la tournure que prenait les choses. 

Tous les jours, le rituel se répétait. Le cœur de Pierre se serrait vers les 10h40 jusqu’à l’arrivée de Lucie. Elle ôtait sa veste d’uniforme pour révéler chaque jour des chemisiers plus colorés qui s’ouvraient sur une poitrine généreuse. Elle s’attardait au bar d’Henri un peu plus longtemps pour discuter nature avec Pierre, et elle était fascinée par sa moustache taillée à l’anglaise. Son goût pour le pastis n’était pas pour déplaire à Pierre. Tous deux maladroits, ne sachant pas comment prendre les devants, leur conversation ne dépassait pas les convenances.

Jusqu’à ce que Pierre, animé par un coup de trop lui demanda :

— Dites Lucie, ça vous dirait d’venir marcher avec moi un d’ces matins ?

— A 5h ? Tu déconnes mon vieux !

— En c’moment c’est beau l’matin. 

— A 5h je pionce ! Tu entends ça Henri ? 5h du mat’ ! Ah ah !

Blessé, Pierre n’insista pas. 

Lucie finit de l’achever quand elle annonça d’une voix blanche le retour de Marie pour le lendemain. Pierre sentit son cœur fondre et son pastis n’avait déjà plus la même saveur. Le reste de la semaine fut maussade, sa vie avait basculé d’un coup et il se rendit compte à quel point la présence de Lucie était devenue un besoin. C’était sûr, sans elle rien n’avait de sens, mais il n’avait aucun moyen de la joindre. Il en eut le vertige. 

Cupidon, qui suivait les tentatives laborieuses de ces deux empotés ne pouvait pas laisser Pierre dans cet état et décida d’intervenir.

Le samedi suivant, Pierre eut la surprise de découvrir Lucie sur la petite route juste avant l’entrée de la forêt. Attifée d’un gros pull en laine et de bottes de chasseur, il la trouvait resplendissante. Elle lui sourit timidement. Troublé, par sa présence, le cœur battant à cent à l’heure, Pierre lui montra le chemin :  

— C’est par là.

Ils marchèrent longtemps en silence, bien au-delà des cinq kilomètres habituels, jusqu’à la colline. Le soleil réveillait de sa lumière la campagne et les arbres endormis. 

Ils s’arrêtèrent pour déguster ce spectacle et Lucie pencha sa tête sur l’épaule de Pierre qui ne bougea pas d’un millimètre.

Vers 7h ils retournèrent vers leur voiture respective et Pierre brisa le silence, enfin :

— Dites Mam’selle Lucie, y’a le bal de la Forge le mois prochain, ça vous dirait d’m’accompagner ?

— Offre-moi un pastis d’abord Pierre et on va causer. 

Ses yeux avaient répondu oui. 

Cupidon qui n’avait rien manqué de leurs échanges, se félicita du pouvoir du nectar jaune et s’en resservit un. Puis, il arma son arc et partit à la recherche d’autres âmes à réunir.

Un commentaire

  • Sabrina P.

    Coucou Audrey !

    Bien rigolote cette rencontre anisée entre ces deux ! J’ai beaucoup aimé le décor planté et le ton choisi pour tes personnages, on s’y croirait !!

    Encore félicitations pour le recueil, hâte de le lire, je t’en dirai des… nouvelles 😉 !

    Belle journée,
    Sabrina.

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