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Ceux qui restent

Tours, Septembre 2018

Mike,

Voilà maintenant deux mois que nous sommes séparés. Jamais je n’aurais imaginé que ma vie ne prenne un tel tournant. D’un train-train anonyme et confortable, me voilà propulsée sous les feux des projecteurs, à la une des médias du jour au lendemain.

Ce matin à mon réveil, tout ce à quoi j’aspirais, c’était une journée sans drame, comme avant.

Mais je n’avais plus de café.

J’ai enfilé une veste pour aller chercher du soluble à l’épicerie; Jean a refusé de me servir et m’a chassée de sa boutique en m’insultant. Il n’était pas encore 8h et la réalité me frappait de nouveau en plein visage. J’ai couru me terrer à la maison.

Ton fils aussi souffre. Il a eu 10 ans la semaine dernière. Ses amis ne sont pas venus à sa fête; il a pleuré pendant deux jours. L’école est devenu un enfer; sa maîtresse fait son possible pour rendre sa vie plus facile; c’est une des rares à garder ses opinions pour elle. Parce qu’elle juge elle aussi. Ils jugent tous.

La police m’interroge sans relâche et me fait répéter les mêmes mots qui finissent par perdre leur sens et il m’est interdit de quitter la ville.

Les faits dont on t’accuse sont aberrants. Je ne peux croire que l’homme que j’ai épousé il y a 12 ans puisse être ce démon décrit à grand renfort d’adjectifs tonitruants dans les journaux.

Et tu sais le pire dans tout ça? C’est que tu me manques et que je t’aime. Ta présence, ton odeur, ton sourire, tout me manque. Je rêve de me blottir dans tes bras à nouveau.

Léa

Novembre 2018

Mike,

J’ai été licenciée, je plonge dans une vie précaire dont je ne connais rien.

Personne ne prend de nos nouvelles ni ne propose son aide. Les amis sont aux abonnés absents, la famille nous « soutient », enfin, de loin. Alex et moi sommes devenus des parias. Où que je me rende, j’ai une étiquette collée sur mon front: «  femme de criminel ». Nous recevons quotidiennement des menaces de mort. Des mots qui déchirent le coeur: «  Tel père tel fils, tuons le mal avant qu’il ne grandisse ».  Ses yeux jadis rieurs sont d’une noirceur préoccupante; ses éclats de rires un lointain souvenir.

Les gens m’arrêtent dans la rue pour m’injurier: « Menteuse! Vous saviez ce qu’il se passait! », « Salope! J’espère que vous crèverez en taule comme votre ignoble mari ».

Les manifestions sous mes fenêtres, ton visage sur toutes les chaines de TV, c’est un cauchemar. J’essaie d’être forte, mais la vérité Mike, c’est que je perds pied.

Petit à petit l’homme que tu es se révèle et je tombe des nues à chaque nouvelle info, chaque nouveau qualificatif tous plus inquiétants les uns des autres. Comment ai-je pu me tromper à ce point?

Pour le meilleur et pour le pire prend tout son sens.

Léa

1er Janvier 2019

Bonne Année, Bonne santé qu’ils disent..

On a passé la soirée seuls tous les deux avec Alex devant Tf1. Puis j’ai vidé le placard à apéro. Il me reste encore le martini.

T’as foutu ma vie en l’air et celle de ton fils Mike.

La seule résolution que j’ai pris cette année c’est celle de te détester.

Juillet 2019

Mike,

Ton procès va commencer, je viendrai aux audiences si je trouve la force. Ton fils s’enfonce, j’ai du le déscolariser. La psy a doublé ses séances et j’ignore quoi faire pour l’aider.

Pour ma part, je suis officiellement hors de cause, ce qui n’arrange en rien mon quotidien. La psy hésite entre un déni total ou le résultat d’une de tes manipulations. Elle dit que je vis les choses comme si elles arrivaient à une autre personne, réflexe d’autodéfense pour ne pas sombrer. Au moins les flics ont cessé de me cuisiner.

J’ignorais qu’il était possible d’aimer à ce point. Je suis seule avec mes pensées, mon chagrin, à rêver du passé et de jours meilleurs à tes cotés. Mon mari me manque.

Léa

Juillet 2021

Mike,

Ton procès s’est achevé aujourd’hui. Toutes ces horreurs pour lesquelles tu as été reconnu coupable, toutes ces familles brisées qui se sont présentées en larmes pour témoigner. Et cette jeune fille, à peine plus âgée qu’Alex. Les traces de tes coups sont encore visibles, indélébiles. Comment as-tu pu?

Tu vas moisir et mourrir en prison, je ne te reverrai jamais.

Tu as tellement changé, je ne te reconnaissais pas au verdict. Sauf à ce haussement de sourcil si familier, presque fier à l’annonce du profil psychologique que le juge a lu à voix haute.

La police a retrouvé ta garçonnière, les polaroids de ces filles accrochés au mur. Tu les a toutes tués Mike.

Je n’ai rien vu.

Je pense souvent à me bourrer des médocs que la psy me prescrit en nombre. Mais je ne peux pas faire ça à Alex. Ou alors, il faudrait que je nous tue tous les deux.

Mike, on fait comment pour vivre maintenant?

Léa

Brest, Juillet 2023

Mike,

On a quitté Tours dès qu’on a pu, on essaie de se reconstruire mais notre chemin est encore long. Ici, nous sommes redevenus des anonymes. J’ai repris mon nom de jeune fille et Alex aussi. C’est un adolescent maintenant; il ne parle plus de toi. Ma psy dit qu’il faut que j’essaie de nouer des liens avec des gens qui ne me connaissent pas. Notre vie maintenant c’est mentir.

On a fini par brader la maison à un étranger ignorant des faits qui m’a renvoyé tes centaines de lettres. A l’heure où je t’écris, elles sont éparpillées sur le sol autour de moi et j’ai ouvert la deuxième bouteille de rouge après presqu’un an de sobriété. Tu dis que tu m’aimes, que tu es désolé de nous avoir gâché la vie mais pas une fois, pas une fois, tu n’exprimes de regrets pour tes actions. 

Je devrais te haïr, te maudire pour avoir brisé notre vie, être ta femme est un fardeau.

La vérité c’est que je t’aime encore et je me déteste pour ca.

Léa

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