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Ancrer un bout de Terre en moi

Demain je pars…  je dois me souvenir d’Avant le plus possible, sinon ce sera trop tard.

La main tremblante, EveA39 consigne ces quelques mots dans son journal et fixe le mur blanc de sa capsule de confinement. Elle est seule dans cette pièce froide et sans âme. La tenue réglementaire pour le départ est soigneusement pliée sur la chaise; unique mobilier avec le lit sur lequel elle est assise en tailleur. Le front plissé, les yeux clos, elle cherche dans ses souvenirs abimés quelques bribes de son passé. Elle doit faire appel à tous ses sens pour faire renaître des sensations dans cette atmosphère suffocante.

Ses efforts sont court-circuités par de sombres pensées, et elle se met à écrire furieusement :

La mine de mon crayon diminue comme mes souvenirs qui semblent déjà si lointains. Ce journal sera réduit en fumée comme tout le reste d’ici peu, mais pourtant si je n’écris pas ce qu’il me reste maintenant je crains de me perdre à jamais. Écrire pour se souvenir. Je ne suis plus qu’un numéro depuis longtemps, mais malgré les médicaments dont on nous bourre à longueur de journée, tout n’est pas complètement effacé. Ces sursauts d’émotions nous fragilisent. Partir est notre seul salut pour nous les Élus, même si l’avenir est plus qu’incertain. Contrairement au sort des Restants d’ici peu, notre sort présente une lueur d’espoir. Je ne peux plus reculer. Je dois être forte pour mes parents et mon frère qui restent, et honorer leurs sacrifices. Mon cœur saigne à cette pensée. Je suis hantée par le visage de ma mère, le jour où tout a basculé : «  Votre fille est recrutée. Nous viendrons la chercher six mois avant le départ. Vous recevrez des instructions. D’ici là, madame, ne vous attachez pas trop ». J’avais neuf ans; et je faisais partie des 1 % de la population française de moins de vingt-cinq ans, à être recrutée. On m’attribua le nom d’EveA39 et le processus de dépersonnalisation débuta. Déchue de mon prénom, je ne m’en souviens pas. Mes pauvres parents n’avaient plus qu’une seule mission : me protéger, me garder en vie pour que je puisse partir. Ma mère est morte une première fois ce jour-là, puis une deuxième fois le jour de mon départ. J’ai longtemps envié les familles de Restants dont aucun membre n’avait été sélectionné. Elles vont pouvoir attendre ensemble, main dans la main. À grand renfort de ces maudites gélules vertes, les liens avec ma famille se sont peut à peu estompés, jusqu’à disparaître; et je suis devenue une étrangère pour ma famille. Ça aurait été trop dur sinon.

EveA39 entoure des bras ses genoux et sanglote en repensant à sa mère six mois plus tôt. Elle l’avait prise spontanément dans ses bras et serrée très fort; ce qu’elle n’avait pas fait depuis dix ans. La mission de ses parents s’achevait et la sienne commençait.

Les événements des dernières années mélangent pêle-mêle des images dans sa tête : la terre à bout de ses ressources; les guerres civiles aux quatre coins du monde permettant un premier tri. Cette sentence au JT un soir d’été : « La planète Terre va exploser, nous devons nous préparer ». Et l’annonce du plan pour la sauvegarde de l’humanité, imaginé par des gouvernements pour une fois unis face à l’urgence. Un plan effroyable maintenant ancré dans les esprits des populations résignées. Certains continuent de se battre, mais ne savent plus qui est leur véritable ennemi. Chaque jour, de nouveaux Élus rejoignent les rangs, d’autres disparaissent. Au fil des années, certains élus étaient exclus, ne remplissant plus les conditions pour le départ. Indésirables aux yeux de tous, nombreux sont ceux qui ont mis fin à leur jour, maitrisant ainsi leur destin par ce geste malheureux.

J’ai cessé d’être une petite fille à 9 ans. Mon avenir était tout tracé: quand je monterai à bord du vaisseau qui nous conduira jusqu’à Kepler 453c, notre nouvelle planète, mon unique mission sera de me reproduire avec l’un des Adam à bord. Une fois fécondé, mon corps sera gelé pour le restant du voyage qui va durer plusieurs années. Une Arche de Noé endormie, incertaine d’atteindre son but. J’ai lutté, refusé, fais tant de cauchemars à cette idée. Puis j’ai capitulé. Je n’ai pas le choix. Je voulais devenir vétérinaire.

Je ne veux me souvenir que des belles choses d’Avant, des temps insouciants. Emporter avec moi le souvenir des ballades en famille au bord de l’étang, les parties de ricochet avec mon frère, les coquelicots dansant au gré du vent, accompagnant les cheveux longs de maman. Ancrer en moi les belles choses d’Avant, uniquement.

Eve pose son crayon et s’allonge sur son lit, les mains croisées sur son ventre, pour apprécier ces souvenirs vaporeux, ces douces sensations qui lui reviennent par fragments. La pièce s’emplit de ces morceaux de madeleine de Proust qui colorent les murs insipides. Au milieu de ses songes, un sourire se dessine sur son visage, elle reprend son crayon et écrit ses mots :

Nous avons tous un rôle à jouer pour faire perdurer l’humanité. Certains doivent rester, d’autres partir. À présent je me souviens. Je m’appelais Jeanne avant.

Je peux partir maintenant.

Elle efface une larme sur sa joue tandis que le jour se lève sur son destin. Elle referme les pages de son journal, ignore sa ration de gélules, enfile sa tenue et quitte sa capsule, prête à remplir son devoir, forte d’un feu soudain ranimé.

2 commentaires

  • Sabrina P

    Bonjour Audrey ! Ravie de te lire à nouveau ! Alors, j’ai trouvé ta nouvelle originale, jolie et poétique même, par endroits, l’imagination est au rendez-vous sur cette consigne (est-ce une libre ?). Cependant, j’ai été un peu confuse dans la temporalité, certains temps paraissent étranges (la phrase puis j’ai capitulé, je n’ai pas le choix, je voulais être vétérinaire). De même, quand les parents ont-ils su qu’elle était sélectionnée ? Dès la naissance ou à ses 9 ans ? Pourquoi 10 ans du coup sans embrassade ? Bref, des petits détails (que j’ai peut-être manqués) qui ne changent rien au plaisir éprouvé en te lisant !
    Belle journée à toi,
    Sabrina

    • ARod

      Hello Sabrina,
      Merci pour ta lecture et ton retour!
      Il s’agissait d’inventer la suite à partir de Demain je pars. Plutôt libre effectivement.
      Je me suis embarquée dans une histoire pré-apocalyptique qui ne tient pas vraiment dans le format nouvelle et je n’ai pas encore procédé à la correction. Je vais laisser reposer et la reprendre plus tard. Je prends en note tes suggestions pour plus de clarté. L’univers est un peu trop large !
      J’ai une pause avant de reprendre la formation je vais enfin avoir du temps pour explorer le blog des collègues.
      A bientôt !
      Audrey

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